»La culture permet de mieux se comprendre »

C’est une légende de la musique classique. A 65 ans et après une carrière presque aussi longue, le pianiste et chef d’orchestre a connu les plus grandes gloires. On croyait qu’il avait tout joué, tout enregistré. Qu’il avait tout dit. Et pourtant, le West-Eastern Divan Orchestra offre à Daniel Barenboïm une nouvelle et passionnante jeunesse. Réunissant des musiciens du Moyen-Orient, juifs et arabes, cette formation fait entendre une note d’espoir partout où elle joue.Evénement hautement symbolique, elle s’est produite, en août 2008, à Ramallah, en Cisjordanie. Auteur d’un récent livre de réflexions, La musique éveille le temps (Fayard), Barenboïm s’est confié au Vif/L’Express, quelque temps avant l’offensive israélienne contre Gaza.

Comment est né le projet du West-Eastern Divan Orchestra ?

E Un peu par hasard. En 1999, je devais participer au projet  » Weimar, capitale de l’Europe « . Cette ville représente ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’histoire de l’Allemagne. C’est la patrie de Goethe, de Schiller, de Bach et de Liszt. Mais elle est située à 5 kilomètres du camp de concentration de Buchenwald, dont la proximité jette une ombre terrible sur ce lieu symbolique des intentions les plus élevées de l’homme. J’ai donc pensé que Weimar serait l’endroit propice pour créer un atelier estival avec de jeunes musiciens du Moyen-Orient. La culture favorise le contact, peut rapprocher les gens et leur permettre de mieux se comprendre. J’ai réalisé ce projet avec un ami, l’écrivain palestinien Edward Saïd. Nous lui avons donné le nom d’un texte de Goethe inspiré par la culture arabe.

Comment avez-vous recruté les musiciens ?

E Nous n’étions pas partis pour fonder un orchestre. Saïd pensait que les Arabes ne répondraient pas et craignait que notre atelier ne devienne un nouvel exemple de la suprématie culturelle juive… En fait, nous avons reçu 200 dossiers provenant du monde arabe ! Alors, nous avons compris que ce projet devait vivre dans le temps.

Qui sont les membres de cet orchestre ?

E Certains font partie de grands orchestres allemands, mais nous avons aussi de nombreux représentants de l’Orchestre philharmonique de Damas, de ceux d’Israël, du Caire et même de Téhéran. Il y a donc des Israéliens, des Palestiniens (d’Israël, des territoires et de l’étranger), des Libanais, des Syriens, des Jordaniens, des Turcs, des Iraniens ainsi que des Egyptiens. Depuis 2002, nous résidons chaque été en Espagne, ce qui nous offre une certaine stabilité : 65 % des musiciens présents en 2008 étaient les mêmes que l’année précédente. Nous formons ainsi une petite république indépendante.

Et volontariste ! En 2005, vous avez joué à Ramallah, en Cisjordanie…

E Le voyage à Ramallah a mis l’orchestre à rude épreuve. J’avais déjà donné des récitals en Cisjordanie et ma propre appréhension à y emmener le Divan Orchestra me rendait sensible aux craintes des jeunes. Certains n’étaient jamais allés en Palestine. En outre, la loi israélienne interdit aux Israéliens d’entrer en territoire palestinien. La Syrie et le Liban interdisent à leurs ressortissants de traverser le territoire israélien, ce qui est indispensable pour parvenir à Ramallah. Certains membres de l’orchestre ne voulaient d’ailleurs pas le faire. En fin de compte, la décision d’aller à Ramallah touchait au c£ur du conflit israélo-palestinien : elle rassemble toutes ces questions de sécurité, d’identité nationale, de peur et de préjugés envers l’autre partie, qui rendent les progrès politiques si difficiles.

Vous possédez désormais quatre passeports : argentin, espagnol, israélien et, depuis peu, palestinien. Quelles ont été les réactions en Israël ?

E Certains s’en sont ouvertement réjouis. D’autres ont pensé que j’avais vendu mon âme à l’ennemi. Pourtant, je ne suis pas un traître : j’ai accepté pour montrer l’exemple. Il semblerait même que je sois la seule personne à posséder les passeports israélien et palestinien…

Peut-on dire du Divan Orchestra qu’il est un  » orchestre pour la paix  » ?

E Non, pas du tout ! Cela voudrait dire que nous nous réunissons pour oublier nos différences. Or, au contraire, nous essayons de vivre avec nos dissemblances, en acceptant la légitimité du point de vue de l’autre. Bon nombre des membres du Divan Orchestra découvrent la douleur du récit de l’autre partie pour la première fois à l’occasion du stage. C’est un choc qui oblige à penser.

Vous avez soixante ans de carrière derrière vous… La manière de faire de la musique a-t-elle changé depuis 1950 ?

E A mon arrivée en Europe, j’ai pu connaître des gens qui avaient rencontré Brahms. Je n’en retire aucune légitimité pour bien jouer sa musique, mais cela m’ouvre de drôles de perspectives. J’ai eu la chance d’être en contact avec une autre génération, un autre monde… où la technologie n’était pas aussi développée. Nous vivons à l’époque de la vitesse, des raccourcis, de la facilité. Internet, les nouveaux médias, les jeux vidéo impliquent des réponses immédiates. Nous perdons ainsi la patience nécessaire à toute observation, notre capacité de concentration baisse. Tout cela est très néfaste pour l’avenir de la musique. Et pourtant, il n’y a jamais eu autant de talents qu’aujourd’hui.

Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

E Ces jeunes sont talentueux, mais leur art est souvent superficiel car leurs connaissances sont uniquement techniques. Ils peuvent jouer les pièces les plus difficiles, mais peinent à investir le sens d’une £uvre. La raison en est certainement que la musique ne fait plus partie d’une éducation généraliste. Elle est devenue une spécialité. Dans les conservatoires, un futur violoniste n’est pas guidé vers les autres formes d’expression artistique. C’est dommage, car quelqu’un qui n’est pas suffisamment éduqué reste à la surface des choses. J’ai parfois peur que la société des loisirs ne dévore ce que j’appelle l' » oreille pensante  » : cette sagesse qui permet de découvrir les parallèles entre la musique et la vie.

Vous semblez pessimiste : comment voyez-vous l’avenir de la musique classique ?

E Attention, je ne vis pas dans une tour d’ivoire ! Je ne suis pas nostalgique. Tout cela est très concret. Dans le monde actuel, la musique s’est imposée un peu partout, à tout moment de la vie courante, dans les restaurants, les avions. Nous vivons dans une grande cacophonie. Or cette omniprésence de la musique constitue le plus violent obstacle à son intégration véritable dans notre société. Entendre Brahms en concert ou dans un ascenseur, est-ce la même chose ? Bien sûr que non ! La musique requiert le silence et une concentration totale de la part de l’auditeur. Elle n’a rien à voir avec la consommation passive que nous proposent la muzak et le marketing. Employer Mozart dans une publicité n’est pas une solution à la crise de la musique classique. L’accessibilité ne passe pas par le populisme, mais par un intérêt et une connaissance accrue, cultivée dès l’enfance. L’erreur la plus répandue de nos jours est de croire que l’art est une simple affaire de sensibilité. Mais, sans éducation, on écoute la musique, les sons, sans pouvoir les analyser. Incomprise, la musique ne peut atteindre l’âme. J’espère que la vie musicale ne sera pas réduite à quelques  » grands événements  » distrayants, mais superficiels.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui vous motive encore ?

E Ce n’est pas un vain mot : chaque jour, je découvre le pouvoir expressif et humain de la musique. A Bayreuth, j’ai souvent entendu les musiciens me dire :  » Quel plaisir j’ai eu aujourd’hui à jouer la Marche funèbre de Siegfried !  » Qui d’autre, à part un musicien, peut ainsi prendre plaisir à aller au cimetière ? Et puis travailler avec le West-Eastern Divan Orchestra a un impact très fort sur moi. Ce qui n’était qu’une belle expérience sans lendemain est devenu l’affaire la plus importante de ma vie.

Votre démarche est-elle politique ?

E Non. Nous sommes des artistes et nous nous plaçons sur un autre plan, celui de la morale. Je crois profondément qu’on ne traite pas le conflit israélo-palestinien pour ce qu’il est. Ce n’est pas un affrontement politique, comme celui entre Israël et la Syrie ou l’Egypte au sujet des frontières, de l’énergie ou de l’eau. On peut résoudre ce genre de conflits par une solution diplomatique ou militaire. Le conflit israélo-palestinien est un conflit humain, entre deux peuples profondément convaincus qu’ils ont le droit de vivre sur la même terre.

Quelles solutions peut-on imaginer pour la paix ?

E Il existe trois possibilités objectives. La première, qui consiste en la destruction totale des deux peuples, est évidemment impensable. On peut imaginer un état binational, où tout le monde habite ensemble – mais c’est une solution inacceptable pour Israël compte tenu de l’histoire juive. Troisième solution : deux Etats. Ils ne vivent pas ensemble, mais l’un à côté de l’autre, sans mur entre eux. Ils collaborent, ont des projets communs, scientifiques, économiques, culturels. Cela me semble être la seule voie possible. Je pense ainsi à une fédération entre Israël, l’Etat palestinien et la Jordanie – dont une grande partie de la population est palestinienne. Ce conflit est humain, profond, mais simple. La sécurité d’Israël est un droit. La revendication des Palestiniens à disposer d’un Etat souverain en est un autre.

Pourtant, depuis la création du Divan Orchestra, en 1999, la situation s’est singulièrement compliquée. Il y a eu la deuxième Intifada, la guerre américaine en Irak, l’émergence du Hamas…

E La situation a empiré. Plus le temps passe et plus le désespoir s’accroît. Je trouve très inquiétant que tant de gens acceptent – plus ou moins consciemment – qu’il n’y ait pas de solution. Ils attendent, passivement. Le drame, c’est que le conflit israélo-palestinien est devenu une pièce dans un puzzle global. Il est instrumentalisé et utilisé par tout le monde. Ainsi, les Israéliens deviennent les agents de l’Amérique et les Palestiniens, ceux de l’Iran. Cette nouvelle forme de guerre froide ne va pas nous aider à trouver une issue. On en revient à traiter une maladie avec des médicaments prévus pour une autre affection.

Quel rôle l’Europe peut-elle jouer ?

E Elle pourrait, pour des raisons historiques, jouer un rôle positif. L’Espagne a connu sept siècles de vie pacifique entre juifs et musulmans. L’Allemagne est aussi un symbole, par son histoire avec le peuple juif, qu’on ne doit pas réduire à la période 1933-1945. Permettez-moi une boutade : si l’Europe décidait de faire entrer en son sein Israël et le nouvel Etat palestinien, le problème des réfugiés serait résolu. Ils iraient habiter à Paris, à Copenhague, à Ramallah ou à Tel-Aviv ! Mon ironie vous montre la proximité entre l’Europe et le Moyen-Orient… Et indique que la clef de ce conflit est un changement radical de perspective. Il faut que l’on arrive à voir que le destin de ces deux peuples est lié, inextricablement. A ce titre, le discours du président français Nicolas Sarkozy, le 23 juin dernier, à la Knesset, a été remarquable. C’est sans doute le premier dirigeant international qui a parlé du conflit comme d’un problème humain.

Qu’attendez-vous des Etats-Unis ?

E Deux facteurs négatifs opèrent aux Etats-Unis. Leur politique régionale a  » cassé  » Israël. Et les juifs américains ont souvent mauvaise conscience de ne pas être en Israël et de réussir ailleurs. Leur peur de l’antisionisme fait qu’ils sont devenus plus sionistes que les sionistes… On ne peut rien attendre d’eux. Je suis de toute façon convaincu que la solution ne peut venir que des protagonistes de ce conflit. Récemment, j’ai parlé avec l’écrivain Amos Oz. Il m’a dit :  » Tu es trop pessimiste. On n’attendait pas de De Gaulle qu’il libère l’Algérie, de Churchill qu’il en finisse avec l’Empire britannique, de Gorbatchev qu’il liquide l’Union soviétique… Et pourtant, ils l’ont fait.  » C’est de la politique. Dans ce cadre, on peut espérer l’émergence de personnalités capables d’imposer une solution commune. Qui diraient :  » On a assez souffert comme ça.  » Mais cela me semble très difficile.

PROPOS RECUEILLIS PAR Bertrand dermoncourt

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