La crise? Une chance à saisir!

Je craque, tu pètes les plombs, il ou elle disjoncte… et nous voilà aux urgences. Un désastre? Non, une chance. Explication

Elle n’a pas décidé d’être gentille: pour ça, on n’a pas besoin d’elle. Les petites tapes sur l’épaule, les « ça ira mieux demain », ce n’est pas vraiment sa tasse de thé. En revanche, elle est déterminée à se montrer efficace et utile, au bon endroit, au bon moment. Danièle Zucker, docteur en psychologie, est responsable de l’unité d’urgences de crise et d’urgences psychiatriques au CHU Saint-Pierre, à Bruxelles. Dans le livre qu’elle vient de publier ( Penser la crise, De Boeck Université), elle réhabilite ce moment paroxystique, lui rend ses lettres de noblesse: ces cris, ces pleurs, ce désespoir, cette souffrance qui chamboulent les patients sont, dit-elle, une véritable aubaine, une chance à ne pas laisser passer. Une occasion inespérée de parvenir, avec celui qui est en pleine détresse psychique, à des changements profonds.

Mais, pour atteindre ce but, il faut, d’abord, laisser tomber les vieux dogmes. C’est-à-dire ne plus traiter la crise comme une tempête dont la seule issue serait un retour à l’état antérieur. Et puis, admettre, aussi, qu’il n’est ni impossible ni inutile de tenter une intervention à dimension psychothérapeutique dans un cadre hospitalier, quelle que soit l’acuité de la douleur du patient.

Le Vif/L’Express: Vous faites une distinction entre la crise et l’urgence. Laquelle?

Danièle Zucker : Les patients qui relèvent de l’ urgence verront leur problème pris en compte dès qu’ils auront reçu un apaisement, une aide ponctuelle, un réconfort que n’importe qui, finalement, aurait pu leur donner. Ou, encore, dès le retour à leur état antérieur. C’est le cas, par exemple, lorsque leur crise d’éthylisme sera passée.

Mais, pour 40 % des personnes qui se présentent dans un service de garde psychiatrique, on se trouve dans une autre perspective, celle de la crise. En arrivant aux urgences, elles se sentent entre la vie et la mort. Elles viennent déposer leur détresse comme un paquet dans un service ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans leur entourage, elles n’ont trouvé personne à qui s’adresser. Elles sont dans un état d’extrême désespoir. Débordées par un flot dont elles ne saisissent ni le sens ni l’origine, ces personnes ont la sensation de devenir folles. Elles n’en peuvent plus et ne sont plus capable de continuer ainsi. Elles ne souhaitent qu’une chose: qu’on les débarrasse rapidement de ce qui les torture, de cette hémorragie psychique. Elles espèrent pouvoir repartir soulagées ou qu’on les oubliera dans un lit d’hôpital. Certains patients arrivent d’ailleurs avec une valise et des affaires… D’autres s’attendent à recevoir quelques pilules. Ce n’est pas ainsi que nous procédons…

Que faites-vous face à ces patients en crise?

La facilité consisterait à vérifier seulement qu’ils ne sont dangereux ni pour eux-mêmes ni pour les autres, à poser un éventuel diagnostic, à les orienter ou à les hospitaliser sans oser affronter leur crise. On raterait, alors, une occasion extraordinaire: nous pensons qu’en travaillant sur cette détresse aiguë, un changement réel et profond peut advenir.

Qui sont ces patients?

Ils ont ce que les psys appellent un fonctionnement en « faux-self ». Cela signifie que leur caractéristique la plus courante est la soumission: ils se soumettent à ce qu’ils croient deviner des attentes et des désirs chez les autres. En fonction de ce qu’ils décodent chez ces derniers, ils s’adaptent. Ils ne sont qu’une image, un simulacre, mais rien n’y paraît: les apparences sont sauves. Leur adaptation, lorsqu’elle est excessive, aboutit cependant à une véritable déformation de l’être: le sujet est décentré, son identité ne se définit qu’à partir du regard de l’autre. En effet, ce véritable mort vivant a mis au point un système qu’il croit très performant, mais qui ne repose sur rien.

A l’occasion d’un événement déclenchant (une remarque du patron, une rupture, un licenciement, une agression…), le masque, le leurre et le faux-semblant volent en éclats et ramènent à la surface une histoire très douloureuse qui les hante. En fait, la crise détruit la carapace. La personne arrive alors aux urgences avec un sentiment de mort imminente. Elle ne réalise pas que son fonctionnement psychique date de sa toute petite enfance, qu’il est le résultat d’un contexte d’interaction familiale très spécifique.

N’est-ce pas faire preuve de sadisme que de forcer la personne à plonger dans sa souffrance?

La crise ouvre les portes du temps et de l’histoire du sujet. Elle le met à nu, le dévoile et fait apparaître cet être enbryonnaire qu’il est en réalité. Elle rend visible également les mécanismes de la grande machine à fabriquer du faux. La crise a l’énorme avantage de ramener à la surface cette partie restée enfouie sous le régime du silence et de l’obscurité. Tout ce qui a été maintenu profondément assoupi ou gelé fait très brutalement irruption; les angoisses se déchaînent, des images reviennent, le passé et le présent se mêlent. Le sujet assiste, impuissant, à son effondrement. Soyons clair: lors d’une psychotérapie « classique », il aurait sans doute fallu des années au thérapeute et au patient avant de faire remonter tout cela à la surface!

Comme plus rien ne fonctionne, que tous les mécanismes de défense de la personne sont tombés, nous avons directement accès au coeur du problème. C’est pour cela que la crise est porteuse d’un espoir immense, réservé normalement en exclusivité aux élixirs qui sont capables de ramener l’histoire en arrière et d’en changer le cours. Dans cette expérience exceptionnelle, toutes les barrières s’effondrent: c’est donc bien un moment propice.

Face au patient en crise, quel est le rôle des thérapeutes?

Sûrement pas de céder à leur propre angoisse en fuyant ou en hospitalisant à tour de bras! Il faut prendre son temps, comprendre ce qui a conduit le patient à vivre ce qu’il est en train de traverser, sans penser ou parler à sa place, sans lui dire ce qu’il sait déjà, mais en favorisant l’expression de sa pensée, de ses valeurs, de ses désirs. Nous devons poser les questions qui nous éclaireront sur ce qui se joue derrière cet événement ponctuel. Il sera temps, ensuite, d’essayer de comprendre ce qui se répète dans sa vie, de faire des liens, d’infirmer ou de confirmer certaines hypothèses que nous allons dresser méthodiquement, avec le patient, et qui peuvent expliquer ce qui se passe dans sa vie. Cela exige à la fois de la rigueur et de la créativité de la part des thérapeutes qui, sans faire de la voyance ultra-lucide, doivent sentir ce que vit la personne.

Ne craignez-vous pas que le patient s’effondre?

Il est déjà effondré! L’objectif n’est pas de lui proposer un retour à l’état antérieur, mais de lui offrir la possibilité d’un changement profond, de l’amener à un choix qui peut modifier le cours de sa vie et lui permettra de ne plus entrer dans la répétition. Je crois qu’on ne respecte pas la douleur psychique comme on respecte la douleur physique. On ne va pas jusqu’au bout pour la sortir de la caste des intouchables. A force d’évoquer la fragilité des patients et la nécessité de les protéger, c’est le thérapeute qui se protège! Mais il participe ainsi au fait que les problèmes du patient vont devenir chroniques.

Quel résultat obtenez-vous?

Pour peu qu’ils reçoivent une aide adéquate, les gens ont en eux le potentiel suffisant pour faire advenir leurs propres changements. Souvent, ce qu’ils vont vivre, ici, aux urgences, au cours de deux à trois séances passées avec deux thérapeutes, ne suffit pas. Ce n’est qu’un début qui leur permet de se considérer comme le sujet de leur propre vie, et non plus comme un objet. En général, ils poursuivent ensuite ce travail chez des thérapeutes extérieurs.

Cela dit, nous ne sommes là ni pour juger ni pour imposer nos vues: c’est aux gens de décider. Notre rôle, c’est de les aider à comprendre ce qu’ils veulent. Ils sont en pleine confusion et une partie d’eux-mêmes leur dit qu’il faut bouger, tandis que l’autre résiste. En réalité, le passage difficile ne se situe pas lorsqu’on se trouve au maximum de l’angoisse mais, plutôt, quand la crise est épuisée: les défenses du patient se remobilisent alors pour l’empêcher de changer.

D’une manière générale, vous portez un regard très critique sur les urgences psychiatriques…

Elles sont encore trop souvent considérées comme un débarras, où se retrouvent tous les patients qui posent problème ou qui semblent déranger. Nous n’avons pas à entrer dans ce jeu. Nous ne sommes pas, non plus, un simple centre de tri. Il faut également se méfier du terme « prise en charge ». Il est ambigu et laisse croire que la responsabilité d’un problème repose entièrement sur l’intervenant psy. Il suffit d’un pas supplémentaire pour entrer dans l’idée d’un thérapeute tout-puissant, sachant mieux que le patient ce qui est bon pour ce dernier!

« Travailler » la crise plutôt que l’évacuer permet-il de lutter contre la tentation d’hospitaliser en psychiatrie?

Aux urgences psy de Saint-Pierre, nous recevons 5 000 patients par an: il y a plus de dix ans, 36 % étaient hospitalisés. Avec le système que nous avons mis en place, actuellement, ce n’est plus nécessaire que pour 14 % d’entre eux, en excluant les cas qui nécessitent une « mise en observation » suite à un réquisitoire du procureur du roi ou de la police. L’idéogramme chinois place la crise sous le double signe du désastre… et de la chance. C’est la chance qu’il faut apprendre à saisir.

Penser la crise. l’émergence du soi dans un service d’urgence psychiatrique. Danièle Zucker. Oxalis. De Boeck Université.

Propos recueillis par Pascale Gruber

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