» La crise passée, le monde sera bien différent « 

Directeur du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), à Paris, Christophe Jaffre-lot (1) annonce  » un monde à géométrie variable « .

Après le  » tiers-monde « , les  » pays en développement « , voici venu le temps des  » pays émergents « . De quoi parle-t-on exactement ?

E C’est une notion qu’il faut s’efforcer de faire reposer sur des critères objectifs : un taux de croissance particulièrement élevé, des institutions assez solides pour réguler l’essor économique, un rattrapage partiel qui doit beaucoup aux exportations (matières premières, services – l’Inde,  » le bureau du monde  » – produits industriels – la Chine,  » l’usine du monde « ).

Les crises financière et économique actuelles vont-elles accélérer ou ralentir le basculement du monde au profit des pays émergents ?

E Dans un premier temps, ces derniers vont subir un décrochage, soit à cause de la chute des cours (ceux des hydrocarbures dans le cas de la Russie), soit à la suite du ralentissement de la consommation en Occident. Mais, dans une deuxième étape, ces pays vont amortir le choc en dopant leur marché intérieur. La Chine s’est engagée à bâtir un système de sécurité sociale et de retraite et à distribuer du pouvoir d’achat dans les campagnes. Si cela se vérifie, les ménages puiseront dans leur épargne de précaution et consommeront davantage. Enfin, les entreprises occidentales devraient procéder à une nouvelle vague de délocalisations vers les pays émergents, où la croissance reste forte : selon les prévisions du FMI, elle devrait être, en 2009, de 5,5 % en Russie, de 7 % en Inde, de 9 % en Chine. Ces dix-huit derniers mois, les trois quarts de la croissance mondiale sont venus de ces pays émergents ! Les marchés sont là-bas et les lieux de fabrication à bas coût aussi.

La mondialisation, une chance pour l’Occident, donc ?

E La croissance mondiale a trouvé un moteur auxiliaire. Cela dit, quand nous aurons recouvré nos esprits, une fois la crise passée, nous serons face à un monde bien différent. Moralement, il ne sera plus possible de défendre une dérégulation à l’américaine. Politiquement, le rapport de force aura aussi changé. Les 25 et 26 octobre, à Pékin, on a vu l’Europe chercher le soutien de la Chine pour peser sur les Etats-Unis. Le sommet du G 20 [les 8 grands pays industrialisés plus les principaux pays émergents], convoqué le 15 novembre, devrait, pour la première fois, déboucher sur un programme politique. Comment pourra-t-on maintenir le principe même d’un G 8 après cela ? C’en est fini des man£uvres dilatoires. Il va bien falloir accepter un G 13 ou un G 14.

Un élargissement qui posera des problèmes tant les jalousies entre pays émergents sont fortesà

E Oui. Car ces pays constituent une catégorie hétérogène. Il y a les Etats rentiers, les exportateurs, les rivaux, notamment en Asieà Les Etats-Unis l’ont déjà compris, qui jouent l’Inde contre la Chine : en divisant pour mieux régner, on garde la main. Tout cela devrait aboutir non à un monde multipolaire, mais à un monde à géométrie variable régi par des coalitions d’intérêts fluctuantes. Face à ces grumeaux, l’Europe a intérêt à serrer les rangs. Les Britanniques ont commencé à le comprendre.

2009 sera-t-elle l’année des fonds souverains ?

E Je ne sais pas. Mais je ne doute pas qu’ils vont faire leurs courses sur les places européennes – ils ont commencé sur celle de Milan, semble-t-il. C’est une force de frappe considérable. A la fin de 2005, la Chine, la Russie et l’Inde avaient à elles seules accumulé 1 100 milliards de dollars de devises internationales. Et je ne parle pas des grandes entreprises indiennes, qui regorgent de liquidités. Si aujourd’hui le groupe Tata veut racheter un fleuron de l’industrie européenne, il en a les moyens.

(1) Christophe Jaffrelot a coordonné L’Enjeu mondial. Les pays émergents (Presses de Sciences po-L’Express).

Entretien : Jean-Michel Demetz

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