La crainte du  » Rouge « 

Trente ans de règne catholique sans partage, à la faveur d’un système électoral qui récompense la fortune et l’instruction. La Belgique conservatrice de 1914 tremble sous la poussée socialiste qui exige qu’un électeur égale enfin une voix. Ni plus ni moins.

Ils gouvernent depuis trente ans, seuls maîtres à bord. La Belgique de 1914 n’en finit plus de vivre sous monopole catholique.  » Jamais les catholiques n’avaient conquis de positions de force aussi inviolables depuis 1830 qu’au cours de la période précédant la Première Guerre mondiale « , écrit l’historienne de la VUB Els Witte (1). Tranquille, la vie chez les cathos. Reléguées dans une interminable opposition, les forces libérales et socialistes trouvent, par contre, le temps long. Elles piaffent, enragent devant pareille longévité.

Le scrutin législatif du 2 juin 1912, le dernier qui se déroule avant la guerre à l’échelle du pays, a une fois de plus souri aux catholiques. Ils confortent leur majorité à la Chambre, qui passe de 6 à 18 voix (101 sièges sur 186). Cruelle désillusion chez les libéraux et les socialistes. Leur cartel des gauches n’a pu avoir raison de la forteresse catholique. Pourtant, cette citadelle montre des signes de faiblesse.  » La majorité catholique à la Chambre s’effrite inexorablement de 1904 à 1910, elle se ressaisit à la faveur des élections de 1912 et paraît reprendre un mouvement à la baisse à la suite des élections de 1914 « , note l’historien de l’UCL Michel Dumoulin (2). 1914 est une année de renouvellement partiel des Chambres : libéraux et socialistes obtiennent davantage de voix que les catholiques, mais décrochent toujours moins de sièges qu’eux.

L’hégémonie catholique a un secret : le vote plural. Un vrai  » compromis à la Belge « , scellé en 1893, qui a eu pour effet de décupler le nombre d’électeurs. Un homme égale une voix, mais les plus fortunés et les plus instruits ont droit à un bonus d’un, voire de deux suffrages. Démocratisation toute relative du droit de vote. Elle a pour effet de continuer de favoriser la droite conservatrice catholique. L’introduction de la représentation proportionnelle, en 1899, a sauvé les libéraux de l’extinction politique. Mais sans inverser fondamentalement la tendance lourde.

C’est dire si, en 1914, le feu couve sous la cendre. Le remuant Parti ouvrier belge, qui a déboulé sur la scène politique vingt ans plus tôt (28 sièges décrochés à la Chambre pour son premier coup d’essai), souffle sur les braises. Le POB monte dans les tours pour arracher le suffrage universel pur et simple, au moins masculin. Il est la clé pour transformer en véritable puissance électorale les masses prolétariennes du sillon industriel wallon.

En 1914, la grande grève politique d’avril 1913 est encore dans toutes les mémoires. 350 000 à 400 000 grévistes se sont mobilisés durant dix jours, à l’appel du POB, pour exiger l’égalité pure et simple devant le droit de vote. Enorme mobilisation de masse, parfaitement pacifique. Elle met sous pression le cabinet catholique. Et pousse le chef du gouvernement, Charles de Broqueville, à programmer pour 1916 l’octroi du suffrage universel pur et simple à 25 ans.

Le grand combat pour un vote égalitaire projette son ombre sur toutes les autres questions qui bousculent l’agenda politique à la veille de la guerre. Elles sont sociale, scolaire, militaire, flamande, religieuse.  » Jusqu’en 1914, la Belgique demeure avant tout le champ d’affrontement entre catholiques et non croyants, entre bourgeoisie et classes populaires « , note l’historienne Eliane Gubin (ULB).

Les élites bourgeoises de 1914 apprennent à vivre avec la  » peur du Rouge « , à l’entretenir et à en jouer à leur profit pour justifier le maintien de l’ordre établi. Cette année-là, la Ville de Bruxelles crée une  » brigade spéciale de la voirie « . Mission : intervenir en cas de rassemblements tumultueux. Il y a cent ans, le grand Satan était socialiste.

(1) La Belgique politique de 1830 à nos jours, par Els Witte et Jan Craeybeckx, éd. Labor, 1987.

(2) Nouvelle Histoire de Belgique 1905-1950, par Michel Dumoulin, éd. Complexe 2006.

Jamais les catholiques n’avaient conquis de positions de force aussi inviolables qu’avant la Première Guerre mondiale

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