la collaboration  » horizontale « 

Les années 1940-1945, années érotiques ? Patrick Buisson a osé. Et il a convaincu, l’an dernier, avec Vichy ou les infortunes de la vertu (Albin Michel). Conseiller écouté de Nicolas Sarkozy, il poursuit aujourd’hui sa lecture historico-libidinale de l’Occupation, avec De la Grande Prostituée à la revanche des mâles, second tome de son diptyque, dont Le Vif/L’Express publie des extraits en avant-première. Dérangeant mais passionnant.

Femme de ménage, bonne à tout faire, fille de salle, cuisinière, lingère, institutrice, infirmière, demoiselle des Postes, hôtelière, commerçante, vendeuse, femme de prisonnier, lycéenne exaltée, gamine perverse : elle a mille visages mais une seule figure. Elle est celle qui couche avec l’ennemi. [à] Le langage populaire n’est guère plus clément, qui parle de  » saucisses  » pour désigner les compagnes d’Allemands. Autrement dit encore une fois : de la chair à plaisir, un simple objet de consommation sexuelle, rien d’autre. [à] Entre 500 000 et 1,2 million de soldats allemands stationnent en France selon les périodes. Le pic est atteint au début de l’année 1944 avec la concentration des troupes d’opération destinées à contenir un débarquement allié dont tout laisse présager l’imminence. A ses débuts, la collaboration horizontale est donc moins affaire d’alchimie que d’arithmétique.

[à] L’histoire de Ginette S., 30 ans, qui tient boutique dans un petit village de la Manche, illustre bien le fil en aiguille de ces rapports qui, insensiblement, jour après jour, glissent d’un domaine à l’autre, mélangent progressivement les genres et finissent au bout du compte par faire tomber les tabous et les inhibitions :  » On s’est rencontrés à la boutique, c’était en 1942. Y venait avec les autres m’acheter de la marchandise. Son cantonnement se trouvait de l’autre côté de la place, je l’voyais souvent. J’avais bien remarqué qu’y m’regardait gentiment. Un jour, y me demande des allumettes. J’en avais plus qu’une boîte. Je lui ai dit : « Je les vends pas, je les donneà une par une ! » Alors, chaque fois qu’il voulait s’en allumer une, y venait me voir. Y avait que la place à traverserà Au début, on se parlait presque pas, vu qu’y savait pas le français et moi, pas l’allemand. Mais quand on veut, on peut. J’avais fait quelques études dans le but de devenir professeur de mathématiques. Lui aussi, probablement. Au début, on faisait des maths ensemble en baragouinant. C’est comme ça qu’on s’est aimés et qu’on a décidé de se marier. « 

[à] Le cas de Micheline Bood, 15 ans en 1941, est autrement plus grave et symptomatique. Les Allemands qui peuplent sa vie affective ne sont ni des créatures oniriques ni des êtres idéalisés, juste des garçons un peu plus âgés qu’elle et qui ont l’incomparable attrait du fruit défendu. Elle aussi déteste par principe le  » Boche  » qu’elle s’est longtemps représenté sous les traits d’un reître. Au lycée Racine, elle s’affiche comme une gaulliste active, autant par conviction que par bravade. Par un après-midi de février 1941, deux camarades de classe l’entraînent à la piscine Neptuna du boulevard Poissonnière qui fait face au Rex, transformé en Soldatenkino. Ce qu’elle y découvre – un essaim de jeunes filles en apnée dans un océan de blondeur teutonne – heurte à la fois sa pudeur et son sens patriotique. Mais l’ambivalence se lit déjà entre les lignes de son journal intime :  » Autour de nous, nous voyons : deux femmes, qui n’ont qu’un slip et un mouchoir tout à fait transparent en guise de soutien-gorge, dans les bras de deux Bochesà si ce n’est trois. Deux autres individus s’embrassent sur le bord. A côté d’eux, une femme déguisée en zèbre est tendrement dans les bras d’un autre Boche, qui la laisse tout à coup tomber dans l’eau au milieu des rires de l’assistance. Un maillot de bain rouge qui a une tête de singe est assis à côté d’un jeune Boche, très bien celui-là, mieux qu’elle en tout cas. Elle lui parle de très près, et soudain lui colle sur la bouche un long baiser. Il a l’air un peu dégoûté, le Boche. Alors, elle en entreprend un autre, placé tout près d’eux. Derrière le dos du premier, la voilà qui l’embrasse. Et personne n’a l’air de trouver ces manières étonnantes ! Je dis à Yvette : « Ce n’est pas une piscine, c’est unà » (je me comprends mais je respecte mon journal). « 

L’ultime âge d’or des maisons closes

Confrontés à un développement massif de la prostitution lié à l’anomie de guerre, les hommes de la Révolution nationale, faute de pouvoir s’attaquer aux causes sociales et morales du mal, se préoccupent surtout d’en circonscrire les effets. Favoriser la prostitution close, plus facile à contrôler du point de vue sanitaire, c’est d’abord satisfaire aux exigences hygiénistes des Allemands, qui entendent limiter les relations sexuelles de la troupe aux seules maisons de tolérance. Philippe Pétain ne sera pas le plus difficile à convaincre. Militaire (très) longtemps célibataire, il ne conserve, à titre personnel, que de bons souvenirs des maisons qui ont jadis égayé sa vie de garnison. Ne dit-on pas qu’il en fit découvrir les joies au jeune lieutenant de Gaulle ? C’était avant 1914.

[à] En lieu et place de l’ordre moral tant redouté, c’est la  » divine surprise  » d’une légalisation en bonne et due forme qui est bénévolement octroyée aux  » tôliers « . Le système, déjà impuissant en temps de paix à contenir la prostitution clandestine et à faire appliquer une stricte prophylaxie, n’ayant que trop montré ses limites, on le renforcera en l’adaptant aux circonstances. Tel sera l’esprit de l’arrêté du 23 décembre 1940 signé par le ministre de l’Intérieur, Marcel Peyrouton, véritable projet de statut officiel de la prostitution, allant de la fille publique à la pensionnaire des maisons.

 » Jamais, en France, les bordels n’ont été mieux tenus qu’en leur présence.  » Ce constat de Fabienne Jamet, tenancière du One-Two-Two, nombre de tôlières ont dû y souscrire à l’époque, manifestant à l’égard des occupants une reconnaissance et une gratitude qui n’eurent d’égales que celles des pensionnaires des maisons. [à] Très prisé par cette pègre d’un nouveau genre, le One-Two-Two est un point de passage obligé dans le circuit de l’affairisme véreux. On y croise les Allemands des  » bureaux Otto  » et singulièrement le chef de cette centrale d’achats, Otto Brandl, dit  » Otto « , installé en France depuis septembre 1940 et devenu, au profit de l’Abwehr, le roi du marché noir parisien. Avec, dans son sillage, toute une faune cosmopolite,  » une nouvelle génération d’hommes d’affaires « , ainsi que la désigne pudiquement la tenancière du 122, rue de Provence, jouant le rôle d’intermédiaire entre les acheteurs allemands et les vendeurs. Quelques trafiquants de haut vol cherchent à s’ériger en protecteurs de la maison : Brennos, un Russe blanc qui vient là autant pour les facilités que procure la maison que pour les beaux yeux de la tôlière. Ou encore Frédéric Martin, alias Rudy de Mérode, alias von Montaigne, français de naissance mais agent allemand depuis 1933 et, pour l’heure, directeur de l’officine du 70, boulevard Maurice-Barrès, plus connue sous le nom de  » Gestapo de Neuilly « , dont la spécialité est la traque des communistes et l’extorsion de fonds. Mais les seigneurs des lieux s’appellent respectivement Mandel Szlolnikoff, dit  » M. Michel « , le plus gros fournisseur des Allemands, dont l’opulence ostentatoire s’accorde avec celle des lieux, et Joanovici,  » M. Joseph « , un ancien chiffonnier d’origine roumaine auquel les autorités d’occupation ont conféré le statut de  » Juif économiquement précieux  » (WWJ). Quand il ne trafique pas avec les bureaux d’achats allemands,  » Joino  » tient table ouverte, rue de Provence, pour la cour de ses obligés : hauts fonctionnaires, policiers, industriels, tous copieusement arrosés comme les repas qu’il y fait servir.

Pourquoi tond-on ?

 » Changeons, changeons. Qu’une chevelure impure abreuve nos ciseaux  » (La République de Pau, 3-4 septembre 1944).

Effacer la souillure. Les épurateurs changent, pas le projet hygiéniste. L’Etat français avait le sien. Au cours de l’été 1944, celui de la Résistance prend le relais. Le projet de  » redressement moral  » auquel Vichy aspirait, c’est finalement à la Résistance victorieuse qu’il revient de l’accomplir ; tâche dont elle s’acquittera  » virilement « , dans un climat contagieux de violence guerrière. [à] Au moins 20 000 femmes furent tondues à la Libération, selon l’évaluation faite par l’historien Fabrice Virgili, soit environ 1 femme âgée de plus de 15 ans sur 1 000. [à] En réalité, comme le précisera par la suite la Direction des affaires criminelles à la demande de certains préfets, aucun texte législatif ne permet de poursuivre du fait même de relations sexuelles avec les membres de l’armée allemande.

[à] Exemplaire est à ce titre l’affaire de Mme Polge, épouse d’un footballeur bien connue à Nîmes. Devenue la maîtresse du commandant allemand de la place, qui arbore le patronyme authentiquement français de Saint-Paul et qui se réjouit de ce retour inattendu aux sources cévenoles de sa famille protestante, elle s’est servie de son influence d’alcôve pour monnayer de multiples services contre du ravitaillement. Son train de vie, l’un des plus fastueux de la ville, a déjà scellé son sort lorsqu’elle comparaît, le 22 septembre 1944, devant la cour martiale de Nîmes. Attiré par la personnalité de l’accusée, le public est venu en masse comme à une corrida. Voici ce qu’en rapporte Le Populaire du Bas-Languedoc, du Rouergue et du Roussillon, organe fraîchement issu de la Résistance :  » Sait-on que Mme Polge a avoué recevoir tous les jours de Mme G., bouchère à La Placette, 1 kilo de viande, recevoir régulièrement 2, 3 litres de lait par jour, recevoir du commandant boche Saint-Paul, très régulièrement, et ceci deux ou trois fois par semaine, du gibier, se faire chausser, se faire coiffer sans qu’il lui en coûte 1 centime ? Tout cela en récompense de certains services. Et pendant ce temps-là, la classe ouvrière et ses enfants crevaient de faimà  » La peine de mort vient finalement sanctionner cette transgression patriotique dont on ne sait plus très bien ce qui, de la collaboration sexuelle avec l’ennemi ou de l’accaparement au préjudice de la collectivité, la caractérise au premier chef. Le 2 octobre est jour de carnaval funèbre dans la cité des Arènes. L' » arrogante  » Mme Polge, après avoir été tondue, est promenée à travers la ville jusqu’au poteau d’exécution. Son cadavre, devant lequel défile une foule nombreuse, est couvert de crachats. Epilogue hautement symbolique : on lui fera subir les derniers outrages à l’aide d’un manche à balai.

[à] Dans la plupart des cas, la tonte aura donc été un châtiment sexué, mis en £uvre et exécuté par la Résistance locale. Son intégration au processus de libération est telle que l’ordre de raser les  » embochies  » constitue souvent la première décision des chefs de groupe FTP et FFI, soucieux d’imposer leur pouvoir par une démonstration de force et d’affirmer leur autorité auprès des populations fraîchement libérées.

1940-1945. Années érotiques. De la Grande Prostituée à la revanche des mâles, par Patrick Buisson. Albin Michel, 522 p.

Jérôme Dupuis

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