La coiffeuse qui aimait les livres

De son salon, à Téhéran, elle a fait une bibliothèque. Et un espace de liberté, où, trente ans après la révolution islamique, les femmes se retrouvent pour débattre.

De notre envoyée spéciale

Chez Farkhondeh Gohari, on entre sans rendez-vous. Femmes au foyer en tchador noir, adolescentes aux mèches rebelles dépassant du foulard, étudiantes sans le sou, elles sont des dizaines à se presser, chaque jour, devant sa porte. Avec une seule requête : quel livre emprunter cette semaine ?  » Pour moi, ce sont toutes des s£urs. Je suis ici pour les aider, à ma façon « , murmure l’hôtesse entre quelques gorgées de thé fumant – la seule récréation qu’elle s’accorde, avant d’aller classer les livres de sa bibliothèque de Shahr-e Rey, une ville populaire au sud de Téhéran.

Ce n’est pas une rebelle, Farkhondeh Gohari, dans son voile clair et son manteau informe. Pourtant, alors que la République islamique souffle ses 30 bougies, ce petit bout de femme tout en rondeurs bataille, sans bruit, en faveur d’une plus grande émancipation de ses s£urs. Avec pour seules armes quelques livres empilés sur de modestes étagères en bois.  » Il y en a pour tous les goûts : des recettes de cuisine, des romans de Dostoïevski, des essais de Jean-Paul Sartre, des méthodes d’anglais, des poèmes persans. Quoi qu’on lise, la lecture libère l’esprit « , explique-t-elle.

Voilà quinze ans déjà que, par un beau matin de mars, cette quinquagénaire au caractère bien trempé, mère de quatre enfants, a décidé, sur un coup de tête, de transformer son salon de beauté en un salon de lecture. Un pari fou couronné de succès.  » Ça a commencé avec 50 livres achetés d’occasion. Aujourd’hui, j’ai une sélection de plus de 7 000 ouvrages. La demande ne cesse d’augmenter « , se félicite-t-elle. C’est un peu par hasard qu’elle a endossé sa mission, à cheval entre le social et l’humanitaire.  » J’étais en train de coiffer une jeune mariée, se souvient-elle, lorsqu’une voisine a frappé à la porte. Elle voulait à tout prix me convaincre d’assister à un atelier sur la prévention sanitaire, organisé par la municipalité.  » Entre deux brushings, Gohari finit par céder. Le sujet du jour porte sur le cancer du sein.  » Ces dix minutes ont changé ma vie « , reconnaît-elle.

 » Une vie hors des murs de leur maison « 

Très vite, elle accueille, à son tour, des réunions dans son modeste salon de beauté. On y parle éducation sexuelle, problèmes conjugaux, divorce, drogueà  » Au début, les femmes du quartier étaient réticentes et je devais leur promettre une réduction sur la coupe de cheveux si elles nous rejoignaient !  » dit-elle en riant. En quelques jours, les effectifs quintuplent. Autour du thé, les langues se délient.  » Pour beaucoup de femmes, l’existence s’arrêtait à la porte de leur cuisine. Peu à peu, elles ont réalisé qu’il y avait une vie hors des murs de leur maison « , confie-t-elle. Un véritable réseau social se tisse. Une forme inédite de mobilisation au féminin voit le jour. Farkhondeh finit par être élue à la tête du conseil des femmes du quartier. Forte de ses nouvelles responsabilités, elle élargit alors les sujets de discussion à des thèmes comme la criminalité ou l’environnement. Un jour, elle débarque même au ministère de l’Electricité, pour se plaindre du manque d’éclairage à Shahr-e Rey. Et obtient gain de cause.

 » C’est l’un des nombreux paradoxes de la République islamique. Dans un pays régi par des lois religieuses et des règles patriarcales, les Iraniennes représentent aujourd’hui l’une des principales forces vives « , constate la sociologue Masserat Amir-Ebrahimi. En favorisant l’urbanisation et en scolarisant massivement les femmes, l’ayatollah Khomeini, le père de la révolution islamique de 1979, a donné naissance à un vrai bataillon de militantes pour la démocratie. Aujourd’hui, dans les universités, les filles représentent plus de la moitié des étudiants.

Delphine Minoui

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