LA CHRONIQUE

Directeur de la rédaction de La Recherche.

« Il existe un grand nombre de peuplades ayant un penchant naturel au meurtre et au cannibalisme, comme les Achéens et les Hénioques des rives du Pont et, parmi les peuples du continent, d’autres qui leur ressemblent ou sont pires encore. » Pour Aristote, le cannibalisme était une pratique aussi avérée que condamnable, et l’on peut supposer que les « peuples du continent » désignaient, entre autres, les Celtes. Des rites cannibales sont considérés comme avérés ou probables en plusieurs sites de l’ancienne Europe occidentale, depuis -800000 ans au nord de l’Espagne jusqu’à 4000 ans av. J.-C. dans le Var. Cela ne signifie pas que la pratique existait encore au temps d’Aristote, mais ce n’est pas non plus invraisemblable, si l’on songe que, mille ans plus tard, les Vikings se servaient du crâne de leurs victimes comme chopes à schnaps. Plus intéressante est la force de la condamnation morale présente dans le texte d’Aristote: le cannibalisme est forcément une expression du mal. Cette position continue d’animer certains anthropologues et paléoanthropologues d’aujourd’hui, qui s’évertuent à démontrer que le cannibalisme rituel (vécu par ceux qui le pratiquent comme une conduite morale) n’existe pas et n’a jamais existé. Le problème est qu’en dépit de l’énorme masse de données convergentes on pourra toujours trouver des arguments pour dire que les récits et témoignages sont sujets à caution, que les restes d’ossements ou, plus récemment, de myoglobine humaine dans les fèces peuvent s’expliquer par d’autres facteurs ou des artefacts. La difficulté de la preuve est plaisamment illustrée par le biologiste Jared Diamond: « Il y a beaucoup d’enfants en Nouvelle-Guinée; je sais que les enfants naissent à la suite de rapports sexuels, de multiples témoignages de seconde main m’ont persuadé que les Papous font l’amour, mais, malgré de nombreuses années de terrain, je n’en ai pas de témoignage direct. »

On retrouve des traces de notre désir d’associer le cannibalisme au mal absolu dans l’affaire de la vache folle. Une forme humaine de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, le kuru, a justement été attribuée aux pratiques cannibales des Papous, et la maladie de la vache folle elle-même a été imputée aux pratiques cannibales imposées aux vaches par les nouveaux aliments qu’on leur fournissait.

Olivier Postel-Vinay

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