La casserole à dépression

Où il est question du bonheur des Belges, d’un film noir et de lombrics.

C’étaient des paroles débitées à toute allure, avec l’effusion rythmée que donne l’allégresse :  » Ça chauffe ! Ça vient. C’est bon !  » Paula, la serveuse, expliquait à Bertrand, le chef coq, le fonctionnement de sa dernière invention : une casserole parlante. Paula y voyait un avenir certain, permettant de lutter contre la solitude qui gangrène nos vies modernes (1). Le cuisinier, qui venait de passer deux fastidieux réveillons enseveli sous une impénétrable couche d’isolement social, prit ces explications le front soucieux. Il souleva avec précaution le couvercle de la marmite mystérieuse et se mit à touiller un ragoût avec une cuillère en bois. La cocotte éclata de rire, avant de s’excuser, en précisant qu’elle était fabuleusement chatouilleuse.

Depuis des semaines, Bertrand, qui avait perdu le goût de vivre, faisait livrer au Geyser des plats tout faits, préparés dans une usine londonienne et supervisés par le ministère britannique de la Solitude qui prenait soin d’annoter, sur toutes les préparations exportées :  » La solitude tue  » (2).

–  » Ça ne peut plus durer, Bertrand. Ce n’est pas bon, les machins anglais que tu sers à la clientèle. Il faut te ressaisir, mon vieux !  »

A l’évocation du mot  » vieux « , Bertrand, qui avait au fond de lui un chagrin à hurler, laissa couler sa peine qui se joua des écluses fermées de ses yeux. Par mimétisme, même la casserole antidépression s’inonda d’un spleen fraternel.

–  » Pleure pas, Bertrand. Tu as bien un passe-temps ? Ne réalises-tu pas des films ? Et si on en projetait un, pour amuser nos clients ?  »

C’est ainsi que, ce soir-là, au Geyser, un écran géant fut installé, malgré les soupirs vagants de Bertrand qui déambulait dans le café telle une araignée prisonnière d’une baignoire. Un documentaire de 52 minutes sur les lombrics fut projeté devant un public éberlué : le film de Bertrand avait été entièrement tourné sous terre. Et comme le budget électricité était serré, il avait été réalisé dans l’obscurité la plus absolue, cruelle disgrâce lorsqu’on souhaite amuser la galerie. Bientôt, à l’instar de ces acteurs américains dans les péplums, le public renversa, unanime, son pouce vers le sol en hurlant :  » A mort !  » Les yeux du cuisinier-cinéaste s’inondèrent à nouveau.

–  » Pleure pas, Bertrand. On va l’arranger, ton film. Tu pourras même le proposer au Plus petit festival du monde, qui se tient à Strasbourg, au printemps (3). Suffit de choisir les dix meilleures secondes.  »

Le générique de fin, sponsorisé par le ministère belge de l’Energie, était d’une poignante mélancolie. Sur l’air de la fameuse ballade des Rolling Stones, une voix hurla longuement dans la nuit de janvier :  » Eeeeeeengie ! Eeeeeeengie !  »

Mais c’est pas tout ça, l’heure tourne ! Où est encore passé le serveur ? S’agirait pas de louper le film qui va démarrer, sur la Une, à 20h15…

(1) La solitude multiplie par quatre les risques d’être malheureux. Or, près de la moitié des Belges se sentent seuls, selon l’enquête 2018 sur le bonheur réalisée par l’université de Gand et l’assureur NN.

(2) En Grande-Bretagne, un ministère de la Solitude a été créé, en 2018.

(3) Un concours de très courts métrages, de 5 à 10 secondes.

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