La bourse ou la vie

Déjà abondamment traitée au cinéma, la crise financière de 2007 s’invite aussi régulièrement sur les planches. Manière de réincarner un sujet toujours brûlant, dont on ne finit pas de prendre la mesure, et de lui redonner un visage humain.

« Est-ce que vous savez ce qu’est une sicav ?  »  » Niveau horizon de placements, vous êtes plutôt moins de 3 ans, de 3 à 5 ans, de 5 à 10 ans ou plus de 10 ans ?  »  » Il y a un grand nombre de confusions à l’égard des fonds d’investissement.  » Le genre de répliques qu’a priori on ne s’attend pas vraiment à entendre sur une scène. Et pourtant, depuis l’éclatement de la crise financière mondiale en 2007, un certain théâtre en prise sur le réel se frotte à l’univers impitoyable des banques et des traders. Un monde opaque et complexe, qu’il n’est pas inutile de mettre sous les projecteurs, ne serait-ce que parce qu’il nous concerne tous, de gré ou de force.

Pour ce faire, auteurs et metteurs en scène emploient des angles d’attaque divers. Alors que Nicolas Stemann réactualisait, au festival d’Avignon de 2012, un texte féroce écrit juste avant la crise par l’Autrichienne prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek : Les Contrats du commerçant, l’Allemand Falk Richter s’associait, lui, dans Trust à la chorégraphe Anouk van Dijk pour examiner l’impact de la crise économique sur les relations humaines. Quant à l’économiste français Frédéric Lordon, directeur de recherche au CNRS, membre du collectif Les économistes atterrés et auteur de plusieurs livres sur la crise financière, il s’essayait pour sa part aux alexandrins dans D’un retournement l’autre, comédie sérieuse en quatre actes adaptée au cinéma par Gérard Mordillat, avec notamment Edouard Baer, Jacques Weber et François Morel.

En octobre prochain, on pourra voir ou revoir au Théâtre national Money !,  » meilleur spectacle  » selon les Prix de la critique en 2014. Après Grow or Go et Une société de services, la metteuse en scène Françoise Bloch y poursuit son exploration du féroce monde du travail en s’attachant aux banquiers. Au fil de saynètes entrecoupées de chorégraphies de tables et chaises à roulettes qui tourbillonnent sur une mélodie sautillante au piano, Money ! retrace le parcours d’un héritage investi dans une sicav. Qu’advient-il de notre argent une fois refermées les portes sécurisées d’une institution bancaire ? Où va- t-il ? Dans l’armement ? Dans des spécu- lations sur les matières premières alimentaires ? Dans des compagnies pétrolières responsables de catastrophes écologiques ? Cynisme et humour pince-sans-rire pimentent le discours d’un gestionnaire de fonds d’investissement, des entretiens où derrière les sourires et les poignées de mains se trament les licenciements qui rendront les entreprises plus rentables, des jeux de cartes où, à partir des mêmes mots-clés  » sécurité « ,  » transparence « ,  » éthique  » ou  » métier « , on passe du discours de façade aux vraies intentions. Le tout pour montrer in fine  » comment un homme a priori non violent est en réalité capable de choses positivement et affreusement violentes « , simplement en plaçant son argent à la banque.

Saga familiale

Là où Françoise Bloch décide de suivre le flux de l’argent, l’écrivain et metteur en scène italien Stefano Massini – membre d’une génération d’auteurs particulièrement remuants qui comprend également Fausto Paravidino, Laura Forti et Ascanio Celestini – a, lui, choisi de remonter le cours de l’histoire pour revenir là où tout a commencé :  » Sur le quai number four du port de New York « , le 11 septembre 1844, lorsqu’y débarque Heyum Lehman, fils d’un marchand de bétail bavarois bien décidé à vivre son rêve américain. A sa suite, Lehman Trilogy retrace l’ascension fulgurante de la famille Lehman et sa douloureuse chute – la fracassante faillite déclarée en 2008 – à travers près de deux siècles. Mis en scène par Lorent Wanson au Rideau de Bruxelles, c’est tout un pan de l’histoire des Etats-Unis qui est brossé de génération en génération, des esclaves de l’Alabama cultivant le coton dont on confectionne les blue jeans aux traders du XXIe siècle, en passant notamment par la guerre de Sécession, le développement du chemin de fer sur le continent, le krach de 1929 et le maccarthysme.

 » En choisissant l’axe Lehman pour aborder la question de la finance et de la crise qui secoue la société dans ses bases, Stefano Massini retrace le parcours d’une de ces immenses familles juives allemandes – il y avait aussi les Rothschild, les Sachs, les Goldman… – qui ont contribué à la construction du capitalisme et du système financier jusqu’à aujourd’hui « , explique Pietro Pizzuti, traducteur de la pièce et l’un de ses trois acteurs aux côtés d’Angelo Bison et Iacopo Bruno. Un casting consciemment élaboré pour transposer la communauté immigrée juive de la trilogie originale dans une communauté immigrée italienne, particulièrement  » parlante  » dans la réalité belge. L’équipe des comédiens est complétée par le compositeur Fabian Fiorini, qui alterne sur un piano quart-queue Bechstein musique traditionnelle juive et grands classiques du répertoire.  » Angelo, Iacopo et moi sommes trois clowns qui rendons hommage à Charlot et qui évoluons devant un tas d’objets accumulés sur le trottoir de la banque au moment de sa faillite. Des objets qui racontent, à des niveaux très différents, la vie de la Lehman Brothers, de sa construction à son écroulement.  »

Wall Street : Money Never Sleeps d’Oliver Stone, le tout récent 99 Homes de Ramin Bahrani, Le Capital de Costa-Gavras, The Big Short d’Adam McKay… Impactant directement nos vies, la crise n’a pas manqué d’inspirer le cinéma. Le théâtre ne pouvait demeurer en reste, et réussit avec ses propres moyens (corporéité, possibilité de fragmentation extrême, puissance d’évocation se moquant des limites du réel) à rendre ce sujet passionnant, drôle et émouvant. Et, au passage, à replacer chacun face à ses responsabilités quant à la soif – elle aussi humaine, trop humaine – d’argent, de pouvoir et de réussite.

Lehman Trilogy, au Rideau de Bruxelles. Du 24 mai au 11 juin. www.rideaudebruxelles.be

Money !, au Théâtre national, à Bruxelles. Du 4 au 9 octobre. www.theatrenational.be

PAR ESTELLE SPOTO

Depuis la crise de 2007, un théâtre en prise sur le réel se frotte à l’univers impitoyable des banques et des traders

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