La boîte aux lettres qui valait 7 milliards

En 2010 et 2011, le groupe GSK a utilisé un montage au Luxembourg, pour éviter des impôts sur plus de 150 millions d’euros de bénéfices au Royaume-Uni. Une opération supervisée par la direction de GSK Biologicals et démantelée par le fisc britannique.

On l’a vu, les profits générés par les ventes mondiales de vaccins contre la pandémie de grippe A/H1N1 ont transité par une  » boîte noire  » au Royaume-Uni, où interviennent au moins trois sociétés du groupe GSK (voir page 33). Si plus de 1 milliard d’euros de royalties a bien été rétrocédé à GSK Biologicals en Belgique, où il n’a quasiment pas été taxé, une petite partie des profits générés par le Pandemrix est restée outre-Manche dans ces sociétés. Notamment dans Glaxo Group Ltd, qui a versé en 2010 d’importants dividendes à sa société mère GSK Finance PLC.

Un prêt purement artificiel

Pour éviter qu’une partie des bénéfices de GSK Finance ne soient taxés à 28 %, comme le code des impôts britannique le prévoit, GSK a utilisé un tour de passe-passe luxembourgeois vendu  » clés sur portes  » par le géant de l’audit et du conseil PricewaterhouseCoopers (PwC). Ce dernier conseille à la fois GSK sur le plan fiscal, et certifie les comptes de ses filiales au Royaume-Uni comme au Luxembourg. Un conflit d’intérêts qui soulève bien des questions : on imagine en effet mal l’auditeur britannique PwC remettre en cause les montages du conseiller fiscal PwC au Luxembourg…

Et c’est exactement ce qui s’est passé.  » Le montage en question est une arme classique dans l’arsenal des multinationales présentes en Europe « , commente Richard Murphy, un expert-comptable britannique militant pour la justice fiscale au sein du Tax Justice Network.  » Par le biais d’un prêt purement artificiel, on endette lourdement une société X, située dans un pays au taux d’imposition normal, comme le Royaume-Uni, pour qu’elle rembourse des montants d’intérêts faramineux à une société Y, située dans un paradis fiscal comme le Luxembourg.  » Ainsi, la société X déduit de sa base imposable les intérêts remboursés à Y, et donc ces intérêts échappent à l’impôt au Royaume-Uni. De son côté, Y récupère ces intérêts, qui sont des revenus très peu, voire pas du tout taxés au Luxembourg.

Un tel montage a été mis en place par PwC en octobre 2009, au moment même où GSK commençait à livrer ses toutes premières doses de vaccins pandémiques aux gouvernements. Des documents internes de PwC obtenus par l’agence Premières Lignes pour l’émission Cash Investigation (France 2) indiquent qu’à cette époque Setfirst Limited, le holding britannique qui détient 70 % de la société belge GSK Biologicals, s’apprête à créer une société boîte aux lettres au Grand-Duché : GSK Holding (Luxembourg) Sàrl. C’est cette société qui octroiera un prêt trois mois plus tard à un autre holding britannique du groupe, GSK Finance.

Deal express avec le fisc luxembourgeois

L’administration fiscale luxembourgeoise semble avoir été particulièrement diligente pour valider ce montage. Le 19 octobre, un fiscaliste de PwC rencontre le responsable du bureau 6 de l’impôt des sociétés au Grand-Duché, un certain Marius Kohl. Les deux hommes négocient les aspects fiscaux du montage et concluent un deal qui  » servira de base pour la préparation des déclarations fiscales des sociétés luxembourgeoises concernées « , selon un courrier de PwC consulté par Le Vif/L’Express.

Le 11 novembre, Marius Kohl confirme dans une lettre officielle à PwC que le montage est  » en accord avec la législation fiscale et les pratiques administratives en vigueur  » au Grand-Duché. En trois semaines seulement, l’affaire était conclue ! GSK Holding (Luxembourg) Sàrl, la nouvelle filiale au c£ur du montage, pouvait alors être créé devant notaire le 25 novembre.

154 millions taxés à 0,25 %

Début 2010, Setfirst injecte 2,5 milliards de livres sterling (3,2 milliards d’euros) dans le capital de cette nouvelle filiale. Dans la foulée, celle-ci prête la somme astronomique de 6,3 milliards de livres (7,2 milliards d’euros) à GSK Finance. Cette dernière versera en retour 124 millions de livres (154 millions d’euros) d’intérêts à GSK Holding pour l’année 2010. Autant de millions qui n’ont pas été taxés au taux minimum de 28 % au Royaume-Uni…

Au Luxembourg, par contre, PwC a négocié avec le fisc grand-ducal un deal très avantageux pour GSK : ces intérêts, qui sont des revenus pour GSK Holding, seront taxés au taux ridiculement bas de… 0,25 %. Grâce à ce tour de passe-passe, GSK Finance a évité de payer 35 millions de livres (41 millions d’euros) d’impôts à Her Majesty’s Revenue and Customs (HMRC), le fisc britannique. Et GSK Holding n’a payé que 310 000 livres (362 000 euros) au fisc luxembourgeois – soit 112 fois moins que l’impôt qui aurait normalement dû être acquitté en Grande-Bretagne !

Deux Belges au c£ur du montage

 » Ce type de montage est présenté comme légal, mais les inspecteurs du fisc britannique ne voient pas les choses de cette façon. Leur but est de démontrer que ces montages sont artificiels et donc, même s’ils sont légaux au Luxembourg, n’ont aucune valeur juridique au Royaume-Uni « , commente Richard Murphy. En 2011, le fisc britannique a découvert le pot aux roses et exigé le démantèlement du montage. Après tout, le prêt aurait pu se faire directement entre les deux filiales britanniques Setfirst et GSK Finance, sans passer par le Luxembourg…

Des documents obtenus par Le Vif/L’Express auprès du registre des sociétés luxembourgeois indiquent que deux Belges ont piloté cette opération d’évasion fiscale : Denis Dubru, directeur financier et administrateur de GSK Biologicals, et Georges Dassonville, un Namurois qui travaille pour GSK au Luxembourg depuis une dizaine d’années. Les deux hommes étaient au c£ur du montage : ils étaient les gérants de GSK Holding jusqu’à sa radiation du registre des sociétés en mars 2012…

Pour le fisc britannique, les bénéfices réalisés au Luxembourg devaient être taxés en Grande-Bretagne.  » On a essayé de prouver qu’on avait de la substance ici – des bureaux, des employés, des équipements – bref, qu’on n’était pas qu’une simple boîte aux lettres, mais en fin de compte nous avons dû passer un accord avec le fisc britannique « , expliquait Georges Dassonville à nos confrères de Cash Investigation en mai dernier. Le deal ? Une amnistie fiscale pour GSK si elle rapatrie ses milliards au Royaume-Uni avant fin 2011, ce qu’elle a fait. Pas rancunier, le fisc anglais…

Joints par Le Vif/L’Express, MM. Dubru et Dassonville n’ont pas souhaité réagir.  » Denis Dubru a été désigné administrateur de GSK Holding par la direction du groupe essentiellement pour des raisons de proximité avec le Luxembourg, précise le porte-parole de GSK Biologicals. Son mandat n’a pas de lien avec les activités « vaccins » de GSK en Belgique. « 

DAVID LELOUP

 » Ce type de montage est présenté comme légal, mais les inspecteurs du fisc britannique ne voient pas les choses de cette façon « 

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