L’Occupation en toutes lettres

A quoi ressemblait la vie littéraire parisienne sous le joug allemand ? Réponse avec ce tableau très documenté, publié à l’occasion d’une exposition new-yorkaise.

Il est des catalogues d’exposition qui deviennent instantanément des ouvrages de référence. A travers le désastre, sous-titré Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, est de ceux-là. Publiés à l’occasion d’une exposition qui se tient actuellement à la New York Public Library, ces 650 documents (photographies, lettres, fichiers…), magnifiquement reproduits et souvent inédits, dressent un paysage passionnant de la vie intellectuelle sous la botte allemande.

Un paysage en clair-obscur. Le grand spécialiste de Vichy, Robert O. Paxton, prévient d’entrée :  » Il faut éviter de croire que les réactions des écrivains, des hommes de presse et des éditeurs français peuvent être rangées bien proprement dans des boîtes étiquetées « Collaboration » et « Résistance ».  » Voilà donc Jean Paulhan, incontestable résistant, qui publie néanmoins dans Com£dia, hebdomadaire parfois perméable à la propagande allemande. Voici Jean Cocteau, qui chante les louanges du sculpteur Arno Breker, lors du vernissage de sa célèbre exposition à l’Orangerie, en mai 1942, mais qui note, amer, à ce propos dans son Journal :  » Il n’y a que moi d’assez libre et d’assez fou pour prendre la parole…  » Et encore Gaston Gallimard, annonçant dans une lettre laconique à Jacques Schiffrin, directeur de la collection de la Pléiade, qu’il doit renoncer à sa  » collaboration « , un mois après la première loi portant statut des juifs, n’omettant cependant pas de préciser qu’il lui versera tous ses émolumentsà

D’autres ont plus clairement choisi leur camp, comme ne le montrent que trop les réceptions dans diverses officines allemandes, où l’on croise, entre deux robes longues, Herbert von Karajan bavardant avec le responsable des questions juives à l’ambassade, Robert Brasillach, Abel Bonnard, Lucien Rebatetà Quant à Louis-Ferdinand Céline, il réclame sans détour aux autorités du Reich une faveur pour rééditer ses pamphlets :  » Il me faudrait 15 tonnes de papier. « 

Mais la richesse de ce catalogue est de ne pas se limiter à ces trop célèbres parias. On y découvre également des prisonniers, comme Louis Althusser, des déportés, tel Robert Antelme, époux de Marguerite Duras ( » Tu es vivant. Tu es vivant. [à] Il fait beau. C’est la paix. Tu vis. Qu’il est beau ce jour « , lui écrit-elle, le 8 mai 1945), et, bien entendu, des résistants. L’iconographie fait aussi la part belle aux 1 015 journaux clandestins éclos en ces années noires.

Le point commun entre tous ces hommes – des pires collabos aux plus héroïques résistants ? Jean Guéhenno le relève sans indulgence :  » L’espèce de l’homme de lettres n’est pas une des plus grandes espèces humaines. Incapable de vivre longtemps caché, il vendrait son âme pour que son nom paraisse.  » Or, en ces périodes troublées, les mots peuvent tuer, comme le rappelle Olivier Corpet en introduction de cette somme.

C’est à une autre sorte de compilation que s’est livrée la germaniste Cécile Desprairies, en dressant, numéro par numéro, les adresses de tous les lieux parisiens – restaurants, habitations privées, garages, maisons closesà – réquisitionnés par les Allemands. Le résultat forme un étonnant annuaire commenté, où l’on apprend que l’Automobile Club de la place de la Concorde était occupé par le trésorier-payeur allemand, que la brasserie Viel, place de la Madeleine, est devenue la Gast-stätte Victoria ou que la Coupole servait de dancing aux officiers du Reich. Par son effet d’accumulation, ce sinistre Monopoly en dit très long sur Paris à l’heure allemande.

A travers le désastre. Archives de la vie littéraire sous l’Occupation, par Robert O. Paxton, Olivier Corpet et Claire Paulhan. Tallandier/Imec éditeur, 444 p.

Paris dans la collaboration, par Cécile Desprairies. Seuil, 648 p.

Jérôme Dupuis

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