L’internaute qui valait 15 centimes

Difficile de faire un pas sur la Toile sans semer derrière soi, volontairement ou non, toute une série d’informations personnelles. Qui sont ensuite habilement récoltées et revendues à des marques soucieuses d’affiner leur cible marketing. Combien valent ces données ? Trois fois rien. A moins de correspondre à des profils très spécifiques.

Peut-être est-ce par vanité. Par méconnaissance. Ou par espoir, celui de représenter financièrement quelque chose. Toujours est-il que nous nous surestimons. Il suffit de poser la question autour de soi pour s’en convaincre : combien valent nos données personnelles, toutes ces petites informations divulguées çà et là au fil du Web ? Une adresse postale par-ci, une date de naissance par-là, puis un numéro de téléphone, une situation professionnelle… En France, selon un sondage réalisé en 2014 par l’opérateur télécom Orange, les internautes s’évaluent à 170 euros.

Optimistes. Juste un brin. Car la réalité se monnaie plutôt en centimes : entre 0,15 et 0,30 cent pour les informations de base, comme une adresse e-mail ou postale. Vendues par paquets de 1 000 à des entreprises en quête d’armes pour affûter leur marketing. N’en déplaise aux ego surdimensionnés, nos données n’ont d’intérêt que lorsqu’elles sont vendues en grandes quantités…

Et encore, le Belge peut s’estimer heureux. Il vaut davantage que d’autres. Selon un calculateur élaboré par le journal britannique Financial Times, les indications  » standards « , telles l’âge, le genre, le code postal, l’ethnicité et le niveau d’éducation, n’atteignent pas plus de 0,007 dollar ! La loi de l’offre et de la demande. Dans les pays anglo-saxons, ces renseignements se récoltent facilement, alors que la législation européenne – plus stricte – complique la tâche des data brokers, ces courtiers qui se chargent de la récolte puis de la location de ces  » paquets  » de 1 000 (qui ne peuvent être vendus, seulement loués pour un usage unique).

Très chers comportements

 » Les tarifs sont relativement stables, mais ils varient entre les pays, confirme Laetitia Dangoisse, directrice de Strategie One, département dédié au marketing direct au sein de l’agence Strategie. Comparée à la Belgique, par exemple, la France est beaucoup moins chère car il y a plus de fournisseurs, la situation est moins monopolistique.  » Chez nous, seuls quelques courtiers se partagent le marché. L’un des plus grands fournisseurs de données est Bpost, via ses enquêtes Select Post. On retrouve aussi Bisnode, AdVinci, Willy Braillard…  » Le courtage, c’est un métier qui existe depuis vingt-cinq ans et qui se limitait par le passé aux données postales, souligne José Fernandez, directeur de l’agence marketing DigitasLBi et chargé de cours à l’Ichec. Ce monde a évolué depuis l’avènement d’Internet. Aujourd’hui, des informations comportementales viennent s’ajouter et c’est la combinaison des deux qui a de la valeur.  »

Car il faut distinguer les renseignements livrés (plus ou moins) consciemment par l’internaute, par exemple lorsqu’il s’inscrit à une newsletter, participe à un concours, remplit un formulaire… Puis il y a toutes les informations qu’il livre à son insu. A commencer par les réseaux sociaux. La collecte de données, c’est le core business de Facebook et compagnie, qui scrutent publications et commentaires pour affiner le profil des utilisateurs et ensuite mieux les fourguer aux annonceurs. Idem pour Google, qui scanne véritablement toutes les recherches effectuées. Sans parler des cookies, ces petits fichiers informatiques  » espions  » que tous les sites utilisent. Ni des très intrusives applications pour smartphones ou encore des conditions générales d’utilisation, souvent acceptées sans jamais avoir été lues, qui peuvent octroyer pas mal de droits à ceux qui les émettent.

Enceinte ? 50 centimes !

Plus les infos récoltées sont précises, plus cher elles se monnaieront. Oh, pas des mille et des cents. Juste quelques centimes de plus.  » C’est la somme des données qui va avoir de la valeur « , résume Alexia Braillard, de l’agence Willy Braillard, intermédiaire entre les propriétaires de bases de données et les locataires. Et d’ajouter que la catégorie  » intentions futures  » figure parmi les plus onéreuses. Soit les adresses  » chaudes « , les profils enclins à acheter. Ainsi, l’adresse e-mail d’une femme enceinte de six mois s’achèterait jusqu’à 50 centimes…

Les data brokers peuvent tout savoir. Hobbys, nombre et âge des enfants, profession, style de vie…  » Si une marque veut identifier tel pourcentage de personnes d’un niveau socio-économique élevé, qui aiment les sports extrêmes et qui partent trois fois par an au ski, c’est possible « , assure Laetitia Dangoisse. Qui cite, pour des listes  » déjà bien profilées « , des tarifs de 295 euros les 1 000 pour des adresses postales et 430 euros pour les e-mails, plus coûteux car demandant davantage de recoupements pour s’assurer de leur validité.

En haut de la liste des informations les plus prisées, on trouve les intentions d’achat (notamment d’ordinateur, de téléphone portable, de cuisine…), la volonté de changer de fournisseur d’énergie, le fait de jouer au Lotto, etc. Selon le simulateur du Financial Times, certains annonceurs seraient aussi prêts à mettre la main au portefeuille pour tout savoir sur… vos problèmes de santé. Des allergies au reflux gastrique en passant par les migraines, l’asthme ou l’ostéoporose. Malades, estimez-vous chanceux ! La valeur de votre profil vient d’augmenter de quelques cents.

Meilleure qualité de service ?

Vie privée ? Vous avez dit respect de la vie privée ? Mêmes si des réglementations existent, elles restent assez floues. Et diffèrent selon les pays et régions du monde.  » Prenez les cookies, ils existent depuis les années 1990, mais cela fait seulement deux ans que l’Europe a sorti une directive, pointe Pascal Francq, chercheur à l’UCL. Il y a une certaine forme d’impunité « . Puis, pas sûr que tous les utilisateurs soient gênés aux entournures.  » D’abord, tous ne se rendent pas compte qu’ils sont traqués. Ensuite, certains estiment que cela augmente la qualité du service qu’on leur propose, ajoute ce spécialiste du Web. Si demain on interdisait l’accès à Facebook pour non-respect des conditions d’utilisation des données, les gens descendraient dans la rue !  »

Quitte à ce qu’Internet sache tout de vous, alors ne vaudrait-il pas mieux reprendre la main ? C’est en tout cas ce que proposent certains sites, tels Datacoup aux Etats-Unis et Yes Profile en France.  » Il faut que les gens redeviennent propriétaires de leurs données « , scande Christian-François Viala, fondateur de la plate-forme française qui, pour l’instant, compte 15 000 inscrits ayant choisi de livrer leurs détails personnels en échange d’une rémunération lorsque ceux-ci sont loués par une marque. Quinze centimes pour signaler la pratique d’un sport, 10 pour renseigner sa pointure, 75 pour décrire sa cuisine, 30 pour indiquer sa profession, 11 pour révéler son adresse e-mail, 25 pour spécifier sa volonté de changer de marque de maquillage… Soit un total, une fois l’entièreté du questionnaire complété, de 9,81 euros maximum. On est encore loin des 170 euros fantasmés. Même pour les internautes enceintes, asthmatiques, adeptes des jeux de hasard et des voyages au ski.

Par Mélanie Geelkens

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