L’insoutenable passé

Le grand romancier tchèque, aujourd’hui installé en France, a-t-il dénoncé un déserteur, en 1950 ? Pour en avoir le cour net, Le Vif/L’Express a enquêté dans les archives pragoises.

C’est donc ici, au n° 2 de la rue Havelkova, que tout a commencé. Un grand immeuble impersonnel, avec vigiles et portiques de sécurité, émergeant des clochers noyés sous la brume et des palais baroques de l’ancien royaume de Bohême.  » Institut d’études des régimes totalitaires « , indique une plaque. Derrière cette appellation réfrigérante se cache un organisme d’Etat, créé par une loi en 2007 et regroupant toutes les archives du ministère de l’Intérieur héritées de la période communiste. Soit un dédale vertigineux – on n’ose écrire kafkaïen… – de 25 kilomètres de dossiers secrets et de microfilms, patiemment inventoriés par 280 historiens et documentalistes. Sur ces millions de pages sorties tout droit de la guerre froide, une seule aura suffi à déclencher une tempête internationale : selon elle, Milan Kundera aurait, en 1950, dénoncé à la police un déserteur, qui fut arrêté et condamné à treize ans de travaux forcés dans des mines d’uranium. Une accusation gravissime que le romancier a niée, de Paris, où il vit depuis une trentaine d’années :  » Je suis totalement pris au dépourvu par cette chose à laquelle je ne m’attendais pas du tout, de laquelle je ne savais hier rien encore et qui n’a pas eu lieu. « 

Le Vif/L’Express a été autorisé à consulter ce désormais fameux rapport n° 624. En réalité, il fait partie d’une épaisse liasse rose clair, reliée par une petite ficelle, renfermant des dizaines de fiches dactylographiées frappées de tampons et de signatures de fonctionnaires communistes. Il s’agit du dossier Dvoracek, du nom du déserteur au centre de l’affaire. Alors, que dit le rapport n° 624 ?  » Prague, 14 mars 1950. L’étudiant Milan Kundera, né le 1er avril 1929 à Brno, résidant à la cité universitaire Prague VII, s’est présenté dans notre commissariat et a signalé qu’un certain Miroslav Dvoracek […], déserteur, passerait à la résidence dans l’après-midi. […] Les brigadiers Rosicky et Hanton se sont rendus sur place et l’ont arrêté vers 20 heures. « 

Derrière ces quelques lignes laconiques se cache l’histoire d’un groupe d’étudiants brutalement précipités dans un cauchemar stalinien, sur fond de Tchécoslovaquie tombée sous le joug soviétique après le  » coup de Prague  » de 1948. Les faits sont assez simples. En 1949, deux jeunes militaires tchèques, Miroslav Dvoracek et Miroslav Juppa, désertent et passent clandestinement à l’Ouest, où ils rejoignent une organisation chargée de faire du renseignement en liaison avec les Américains. C’est à ce titre que, le 13 mars 1950, Dvoracek s’infiltre en Tchécoslovaquie. Sa mission : entrer en contact avec un haut responsable de l’industrie chimique. Le lendemain, à Prague, il tombe par hasard sur l’une de ses amies d’enfance, Iva Militka.  » Je m’en souviens comme si c’était hier, a raconté cette dernière, âgée de 79 ans. Il m’a dit qu’il passerait me voir, le soir, à ma résidence universitaire. « 

Comme on le sait, ce n’est pas la belle Iva, mais deux policiers qui accueilleront Dvoracek. Or seules trois personnes étaient au courant de sa visite : Iva, son fiancé, Miroslav Dlask, et, enfin, Milan Kundera, informé par son ami Dlask. Dès lors, la question est simple : qui a dénoncé Dvoracek ? Depuis près de soixante ans, Iva Militka est hantée par cette interrogation. Elle a fini, au printemps dernier, par s’en ouvrir à Adam Hradilek, l’un de ses lointains cousins, chercheur à l’Institut d’études des régimes totalitaires. Celui-ci a longuement interrogé sa parente. Retrouvé le passeur qui avait permis à Dvoracek d’entrer clandestinement en Tchécoslovaquie. Recoupé chaque point du dossier. Et, un beau jour, découvert le fameux rapport n° 624. Le 11 septembre dernier, à 10 h 36, il envoie donc un fax à l’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être, pour solliciter un entretien. Il ne recevra jamais de réponse. Un mois plus tard, l' » affaire Kundera  » éclate à la Une de Respekt, un hebdomadaire tchèque à la réputation sérieuse.

A ce stade, une première question : est-on sûr de l’authenticité du rapport n° 624 ?  » Nous l’avons fait analyser par le service des archives de la Sécurité tchèque, qui a étudié la nature du papier, la nomenclature, l’identité et la signature du fonctionnaire de police, etc. : il a été conclu qu’il est authentique « , explique Rudolf Vévoda, historien de l’Institut. Certaines voix se sont pourtant étonnées que ce rapport encombrant n’ait jamais été utilisé par les services secrets contre le romancier, lorsqu’il s’est montré critique envers le régime.  » Vous savez, le nom de Kundera y apparaît une fois, en 1950, alors qu’il était un étudiant totalement inconnu, sur un document émanant d’un commissariat de quartier « , répond Petr Tresnak, cosignataire de l’article de Respekt…

Deuxième question, plus dérangeante : pourquoi l’auteur du Livre du rire et de l’oubli aurait-il dénoncé Dvoracek ? Il a pu le faire pour éviter à Iva de fréquenter un dangereux déserteur, ce qui, à l’époque, aurait suffi à envoyer la jeune fille en prison. On dit aussi que Dlask n’aurait pas été ravi de voir resurgir du passé ce Dvoracek, dont le meilleur ami, Juppa, était un ancien flirt d’Iva…

Des raisons idéologiques ont-elles également pu jouer ? En 1947, Kundera avait adhéré au Parti communiste tchécoslovaque et ses textes du tout début des années 1950 en portent l’influence –  » l’Union soviétique et notre pays seront unis pour l’éternité « , écrivait-il par exemple. Est-ce au nom de cet idéal socialiste qu’il a pris la responsabilité de taper à la porte du commissariat du 6e district de Prague, ce 14 mars 1950, vers 16 heures ? Après tout, en ces temps de guerre froide, Dvoracek pouvait à bon droit être considéré comme un espion à la solde des Américains.

Erreur de jeunesse ? Plus tard, même s’il resta membre du Parti jusqu’en 1970, Kundera fut un intellectuel qui sut se montrer critique envers le régime. Cela lui vaudra d’être persécuté au début des années 1970. Il sera même déchu de sa nationalité tchécoslovaque, en 1979, alors qu’il était parvenu à émigrer en France avec son épouse.

Dès lors, ses relations avec son pays d’origine n’ont cessé d’empirer. L’Insoutenable Légèreté de l’être le consacre star mondiale des lettres, mais les Tchèques, eux, ont le sentiment que l’orgueilleux auteur de L’Immortalité les a quelque peu oubliés. On dit que, lorsqu’il revient à Prague, il descend à l’hôtel sous un faux nom. Il est notamment une chose que ses anciens compatriotes lui pardonnent mal : que ses £uvres récentes, écrites en français, soient traduites en polonais ou en hongrois, mais pas en… tchèque ! Autant dire que les révélations de Respekt n’ont pas déchaîné un concert de protestations offusquées sur les bords de la Vltava… Au-delà, Kundera n’est-il pas, comme put l’être un Geremek en Pologne, de ces intellectuels issus d’un passé ambigu que les nouvelles élites, adeptes d’un nationalisme ultralibéral, entendent liquider ?

Il est pourtant un autre endroit où l’on a pu lire en gros le nom de Kundera à Prague ces jours-ci : sur la façade du théâtre Cinoherni, qui donne Ptakovina, une pièce que l’écrivain a exceptionnellement autorisé à jouer. Malgré la polémique, le théâtre affiche complet. Ptakovina ? En tchèque, cela signifie la  » connerie « , la  » bêtise « …

De notre envoyé spécial à Prague; Jérôme Dupuis

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