» L’information de qualité doit se payer « 

Lorsqu’on est le 16e directeur de la rédaction d’une institution fondée il y a cent septante ans, en 1843, par un industriel désireux de faire partager ses vues sur la nécessaire ouverture des marchés, c’est un devoir de respecter la tradition tout en s’adaptant à la modernité. A la tête de The Economist, John Micklethwait se plie à cette règle avec un bonheur visible. En cette ère de crise que connaît la presse occidentale, frappée par l’érosion des ventes et des revenus publicitaires, l’hebdomadaire britannique fait, il est vrai, figure d’exception. Son prestige s’étend, comme sa diffusion : 1,4 million d’exemplaires par numéro l’an dernier plus 100 000 en version numérique.

Le Vif/L’Express : Comment va The Economist ?

John Micklethwait : En ce moment, bien, à vrai dire. Sur le plan journalistique, c’est à vous de juger. Pour ce qui est de nos résultats financiers, ils sont satisfaisants. Notre grand défi est de passer d’une situation où les revenus venaient surtout de la publicité vers un nouveau modèle où leur source sera essentiellement la diffusion. Cela m’est égal de savoir comment nos lecteurs paient, si c’est pour lire sur le papier ou le support numérique (iPad, Kindle…), parce que, de toute façon, nous leur facturons le même prix. En ligne, nous faisons payer la consultation après un certain nombre de papiers lus, car nous nous sommes rendu compte que mettre tout le journal à disposition revenait à saper nos ventes. Aux Etats-Unis, nous avons même commencé à mettre en place un nouveau système. Pour un abonnement papier ou numérique, il faut débourser 130 dollars par an ; pour les deux, 160 dollars (environ 100 et 125 euros). Nous allons étendre ce modèle au reste du monde. L’objectif est de prouver aux lecteurs que nous y avons tous intérêt, eux comme nous. Car, aujourd’hui, la publicité sur l’imprimé diminue tandis que celle qui va sur le numérique s’accroît, quoique à un tarif inférieur.

Quelle est la recette du succès de votre hebdomadaire ?

D’abord, nous avons tiré profit de la mondialisation. Mes parents habitent dans le sud de la France, mais leur vie peut être affectée par ce qui se passe en Inde ou en Chine, par l’action d’un fou furieux en Indonésie ou en Tchétchénie. De ce point de vue, publier en anglais nous sert. Ensuite, nous bénéficions de ce que j’appelle  » la croissance de la masse de la connaissance « . Partout, il y a plus de gens qui ont atteint un niveau universitaire et dont la curiosité est globale. Ceux-là voient le monde avec des yeux différents de ceux des intellectuels de jadis. Aujourd’hui, dans la même journée, un public éduqué peut assister à un match de football, aller au concert, lire The Economist et voir un film à grand spectacle. D’habitude, on ne retient que l’envers de ce phénomène – le succès des jeux vidéo, par exemple. Mais c’est ignorer que ce public, de plus en plus étendu, dépense aussi beaucoup d’argent dans les festivals, les expositions, les livres…

Cela revient-il à dire que vos concurrents aujourd’hui ne sont pas tant les autres médias que toutes les formes de loisirs ?

Oui. Pour moi, notre principal concurrent, c’est le temps. C’est là où le numérique fait la différence, car il offre au lecteur une très grande souplesse d’utilisation. Prenez Angela Merkel : elle écoute la version audio de The Economist. Avec un iPad ou un iPhone, vous pouvez l’écouter en voiture ou à la gym, le lire en avion sur tablette, etc. Aux Etats-Unis, 50 % des nos abonnés choisissent la version combinée à 160 dollars afin de bénéficier de cette plus grande liberté.

Pour laquelle ils paient donc davantage…

Oui. Payer pour avoir accès à une information de qualité est crucial. Et c’est la grande erreur que commet l’industrie des magazines. Partout, c’est la course à la diffusion, quel que soit le prix à payer pour la gonfler, afin de vendre le plus grand nombre de lecteurs aux annonceurs publicitaires. Les grands groupes américains offrent ainsi de très bons magazines pour rien – 20 dollars par an (environ 15,50 euros) ! Heureusement, la tendance s’inverse. Bloomberg Business Week et The New Yorker ont augmenté leurs prix de vente. Il n’y a aucune raison pour ne pas payer le juste prix pour des produits de qualité.

Le succès de The Economist peut-il être dupliqué ?

Oui. En Europe, vous avez de bons magazines, comme L’Express, Der Spiegel, la presse italienne… Et notre intérêt est de voir le plus grand nombre de magazines rester en vie. Car plus nous serons nombreux, plus les annonceurs continueront à dépenser de l’argent dans ce secteur. L’iPad fera la différence. Un Français installé à Detroit, aux Etats-Unis, n’avait, jusqu’à présent, que peu de raisons de s’abonner à L’Express à cause du coût du transport et du temps d’acheminement. Aujourd’hui, grâce aux tablettes, il peut le lire aussitôt. C’est un immense avantage. Et c’est un marché considérable qu’ouvrent les objets nomades lorsque vous pensez à tous ces francophones, de Hanoi à Vancouver. Cette réserve de croissance est désormais à notre portée grâce à l’iPad – et pour rien ! Nous avons ainsi des publications spécialisées aux Etats-Unis, comme Congressional Quarterly Roll Call, sur l’activité du Congrès : en Europe, cela peut intéresser un millier de lecteurs, qui pourraient y avoir accès via un abonnement en ligne payant. C’est une nouvelle source de revenus.

Votre succès tient aussi à votre spécificité éditoriale. The Economist est plus  » reconnaissable  » que ne l’était Newsweek, par exemple, qui a mis fin, l’an dernier, à sa parution sur papier. Vos Unes sont audacieuses, voire provocatrices… Si on cache le logo de The Economist, on vous reconnaît tout de suite…

Un commentaire contradictoire, là-dessus. Oui, les lecteurs veulent des Unes qui les fassent sourire, et nous sommes contents quand l’une d’elles, amusante ou subtile, retient l’attention. Notre Une récente  » France : la bombe à retardement de l’Europe « , avec des baguettes de pain en guise de bâtons de dynamite, s’est très bien vendue en France : tous les numéros se sont écoulés. Cela dit, comme partout, l’importance des points de vente décroît, au profit des abonnés. Qu’est-ce qui nous rend unique ? Le choix de l’anonymat – aucun article n’est signé. Notre indépendance, aussi. La structure de The Economist m’accorde cette grande chance de ne pas avoir de comptes à rendre au service commercial du magazine : ses responsables découvrent le journal en même temps que les lecteurs. Cela simplifie mon travail : je dois seulement convaincre des lecteurs de payer pour découvrir chaque semaine notre vision de l’actualité du monde.

C’est vrai que The Economist n’hésite pas à donner son point de vue…

Il a été dès l’origine, en 1843, un journal libéral. Au Royaume-Uni, on le situe au centre de l’échiquier. Aux Etats-Unis, nous avons soutenu, avant l’élection présidentielle, Barack Obama, mais nul ne peut dire à l’avance qui sera notre candidat et nous ne sommes certainement pas considérés comme inféodés au Parti démocrate. En Europe continentale, il est clair que nous faisons entendre une voix libérale sur les questions de société (pro-mariage gay, pour la réforme des prisons, contre Guantanamo…) comme sur les sujets économiques, dans le droit fil d’Adam Smith et de John Stuart Mill.

The Economist est-il le journal des  » cosmocrates « , pour reprendre le néologisme que vous avez créé ?

Les cosmocrates forment autour du monde une classe de gens qui partagent plus de choses entre eux qu’avec l’endroit où ils vivent. Un banquier italien à Londres, un Français dans une ONG, des journalistes, des chercheurs high-tech… Oui, ce sont de grands lecteurs de The Economist.

Cela veut-il dire que l’avenir passe par un développement de niche et que la presse est vouée à devenir un produit de luxe ?

Non. Il y a de la place pour tous, pour nous comme pour The Sun (tabloïd populaire), pour L’Express comme pour Le Canard enchaîné.

Avez-vous jamais pensé publier des versions en français, en espagnol et en mandarin de The Economist ?

Non. Car c’est la proposition de The Economist qui est différente. Chaque semaine, nous apportons un point de vue sur le monde dont nous pensons qu’il intéresse l’habitant de Munich comme la citoyenne de Bombay. C’est pour cela que nous ne régionalisons pas non plus nos éditions. Nos seuls changements sont les couvertures, qui peuvent varier d’un continent à l’autre, et les deux pages supplémentaires de politique que compte l’édition britannique.

Comment justifier le rythme hebdomadaire à une époque où l’information est un flux instantané et permanent ?

Lorsque j’ai pris la tête de la rédaction, j’étais convaincu qu’un cyclone allait s’abattre sur nous. Internet allait frapper les quotidiens puis les hebdomadaires. Comme sur bien d’autres sujets, je me suis totalement trompé. Car on ne lit pas le quotidien de la même façon qu’on lit un magazine tel que le vôtre ou le mien. Le quotidien, on l’attrape dans l’instant, on le picore, on parcourt les titres. Le magazine incite à une lecture plus contemplative. Justement parce qu’Internet vous inonde d’informations et de données, on ne sait plus distinguer ce qui est important de ce qui est accessoire. L’hebdomadaire est là pour introduire une hiérarchie et filtrer les échos du monde. C’est sa valeur ajoutée. Internet n’est pas une menace existentielle pour nous.

Face à Internet, vous vous déclarez un  » optimiste paranoïaque « …

Cela pourrait définir aussi ma vision du monde. Regardez The New York Times : grâce à son  » mur payant « , pour son site en ligne, le quotidien américain gagne pour la première fois plus d’argent par ses abonnements que par la publicité. Quand je vois un tel rebond, je suis optimiste sur notre capacité à convaincre les lecteurs de payer pour lire nos articles. Mais chacun d’entre nous devrait être paranoïaque. Tout change si vite. Prenez les quotidiens américains : longtemps, certains furent si puissants et si riches que même avec un imbécile à leur tête ils ne couraient aucun risque de s’effondrer. Puis ils ont subi un désastre. Aujourd’hui, ils sont sur la voie de la résurrection.

Dans vos rêves les plus paranoïaques, vous est-il possible d’imaginer un monde sans presse, livré aux robinets à images et à Internet ?

Non. On constate d’ailleurs un phénomène nouveau et étonnant aux Etats-Unis : le retour des plus jeunes vers l’imprimé. Peut-être parce qu’ils sont saturés d’écrans dans leur quotidien…

La crise des médias, c’est aussi la perte de confiance de l’opinion publique dans les journalistes, qui va de pair avec la crise de la représentation politique. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Cette crise de confiance est une idée très répandue au Royaume-Uni, à cause du scandale des écoutes téléphoniques de titres de la presse Murdoch. C’est vrai que, chez nous comme en France, les journalistes sont souvent perçus comme le rebut de la société, comme des rats. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse : un journaliste, c’est un  » écrivain « . Peut-être que l’actuelle défiance sur le continent tient à la crise de l’euro et au ressentiment envers les élites, auxquelles les journalistes sont identifiés. En même temps, force est de constater que c’est un journal, The Guardian, qui a révélé les écoutes menées par les tabloïds. En Allemagne, ce sont des journaux qui ont ouvert un débat critique sur l’euro. Et, en France, ce sont les médias qui ont fait chuter un ministre du Budget coupable d’évasion fiscale. La presse joue son rôle.

Propos recueillis par Jean-Michel Demetz Photo : David Woolfall pour Le Vif/L’Express

 » Le magazine incite à une lecture plus contemplative. Internet n’est pas une menace existentielle pour nous  »

 » Lire aussitôt son journal grâce aux tablettes : les objets nomades ouvrent un marché considérable « 

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