L’impunité de fait ?

La débâcle de la Sabena s’explique en partie par des  » erreurs de gestion « . Mais de là à ce que les dirigeants qui les ont commises – ou soutenues – soient condamnés…

Parmi les nombreuses explications au crash de la Sabena, la plupart des observateurs et des acteurs du dossier ont pointé, il y a de nombreux mois déjà, des « erreurs de gestion » : acquisitions trop ambitieuses (34 Airbus tout neufs sous la pression de l’actionnaire « minoritaire » suisse), abandon pour le moins imprudent de certaines assurances contre les fluctuations du dollar et du prix du kérosène, confiance aveugle dans le « savoir-faire » aéronautique suisse amené à prendre le contrôle de la Sabena, etc. Pourtant, jusqu’ici, les dirigeants qui ont pris ces décisions, a posteriori dénuées de bon sens, ne sont pas inquiétés par la justice.

A l’exception des deux administrateurs suisses, Paul Reutlinger (ex-patron de la Sabena) et Philippe Bruggisser (ex-patron du SAirGroup), tous les membres du conseil d’administration de la Sabena, qui ont soutenu, ne fût-ce que par leur silence, ces choix  » stratégiques « , ont reçu, au moment où ils ont été remerciés, la « décharge ». Cela signifie que la société anonyme Sabena a définitivement renoncé à les poursuivre en justice. Une mesure particulièrement absurde puisque les décisions de cette assemblée censée oeuvrer pour le bien de la compagnie étaient prises à l’unanimité, de façon collégiale. Il eût donc fallu que tous les administrateurs obtiennent la décharge. Ou que tous se la voient refuser. De toute façon, d’après une source très proche du dossier, la Sabena, « occupée sur d’autres feux », n’a toujours pas l’intention, aujourd’hui, d’engager des poursuites contre les deux administrateurs suisses.

Bien d’autres parties peuvent néanmoins engager des actions en responsabilité à l’encontre des dirigeants sabéniens de l’époque. D’ailleurs, elles fleurissent. Certaines, entamées il y a plusieurs mois, sont toujours en cours. Elles portent notamment sur les transferts financiers entre la Sabena et la Swissair. D’autres, plus récentes, font suite à des plaintes déposées par des membres du personnel, entre autres contre l’acquisition de la nouvelle flotte. Ce qui a notamment valu à la Sabena d’être perquisitionnée en début de semaine. Quant à la très active association des pilotes (BeCA), elle menace à son tour de poursuivre les dirigeants de la compagnie « si un plan social rencontrant toutes leurs attentes n’était pas instauré ».

Pourtant, à regarder les actions introduites dans le passé en pareilles circonstances, ces plaintes, et d’autres qui pourraient survenir, ont bien peu de chances d’aboutir. Les conseils des pilotes de la compagnie doivent le savoir, sinon ils auraient brandi leur menace beaucoup plus tôt dans le conflit qui les oppose depuis des lustres à la direction. Pourquoi ? Les patrons seraient-ils intouchables ?

En théorie, pas du tout. « En Belgique, les dirigeants d’entreprise – concept qui convient à la fois aux administrateurs, aux gérants, mais aussi aux dirigeants de fait (comme l’actionnaire qui s’immisce dans la gestion de l’entreprise) – sont cernés par une législation de plus en plus complexe », confirme Jean-Marie De Backer. Pour cet avocat bruxellois spécialisé en droit des affaires et co-auteur d’un ouvrage de référence sur la question, « cet arsenal juridique qui s’étoffe depuis une dizaine d’années vise tous les domaines de leurs fonctions. Et les responsabilités des dirigeants, qu’ils travaillent pour le compte d’actionnaires privés ou publics, peuvent être engagées tant d’un point de vue pénal que civil. »

Nous ne reviendrons pas, ici, sur les responsabilités pénales des patrons, sur la « criminalité en col blanc » (faux et usage de faux, abus de confiance, escroquerie, faux bilan…). Très médiatisés, comme dans l’affaire Lernout & Hauspie, ces procès ne forment que la partie visible de l’iceberg juridique des affaires. Par contre, puisque notre système économico- judiciaire suit, dit-on, le  » modèle  » américain, il est intéressant de s’interroger sur ses aspects les plus procéduriers, moins connus.

Peut-on, par exemple, condamner un dirigeant ayant fait preuve d’une stratégie catastrophique ? En un mot, peut-il, oui ou non, être poursuivi pour des fautes de gestion, y compris après une faillite ?

« Bien sûr, explique Pierre van Ommeslaghe, avocat à la Cour de cassation et professeur à l’ULB. La matière est régie par le Code des sociétés. Mais il est capital de ne pas confondre erreur et faute. Un administrateur peut se tromper, même si, après coup, il s’avère que ses décisions ont de graves conséquences. Par contre, il ne peut pas adopter une attitude que n’aurait pas prise un administrateur normalement compétent dans les mêmes circonstances. » Si c’est le cas, il peut, personnellement, être attaqué par la société qui avait fait appel à ses services. Mais pas seulement. La jurisprudence dominante – la question reste controversée, même si la tendance se confirme aujourd’hui avec le dossier Sabena – accepte aussi, de plus en plus régulièrement, que des tiers (actionnaire minoritaire, salarié, client, fournisseur…) se lancent dans ce genre de procédure.

A vrai dire, sur le terrain judiciaire, ces procès sont malgré tout assez rares, même si quelques acteurs économiques se spécialisent dans le créneau. L’écrasante majorité de ces procédures sont, dans les faits, initiées par des curateurs, en cas de faillite, comme ce pourrait donc être le cas, à présent, à la Sabena. L’objectif poursuivi est, alors, très simple : recouvrir au plus vite tout ou partie de l’excédent du passif de la société en liquidation. En principe, la responsabilité des administrateurs est « solidaire », c’est-à-dire supportée collégialement. Mais si l’un (ou plusieurs) d’entre eux est reconnu coupable de faute grave et caractérisée, le tribunal peut s’intéresser à son patrimoine personnel. Le cas s’est déjà produit. Exceptionnellement.

Pourquoi un tel écart entre la théorie et la pratique ? Les raisons sont multiples. « Dans une entreprise, la décision d’intenter une action appartient à l’assemblée générale, commente Pierre van Ommeslaghe. Si l’administrateur en cause dispose de la majorité, il peut aisément bloquer la décision. Les actions en responsabilité introduites par une minorité au nom de la société, toujours possibles, sont très rares.  » La démarche, qui entache sérieusement la réputation d’une société, est, il est vrai, particulièrement délicate. Et plus encore pour un tiers, qui dispose rarement de tous les éléments à charge et se contente trop souvent de suppositions, à défaut de preuves irréfutables.

 » Il n’est pas du tout évident de prouver qu’il y a eu faute au moment où l’erreur de gestion a effectivement été commise, explique Emmanuel Roger France, avocat d’affaires au barreau de Bruxelles. Et il est encore plus difficile de prouver un lien de causalité entre la faute et le préjudice subi. » Quand ils y parviennent malgré tout, les tribunaux éprouvent aussi toutes les peines du monde à évaluer les dommages réellement causés par une faute de gestion. Bref, très peu de procès du genre se concluent par la condamnation des dirigeants d’entreprise. L’impunité, de fait. Sauf si, bien entendu, la faute brille par son évidence.

Cela dit, l’étau judiciaire se resserre progressivement, même s’il ne s’attaque pas (encore ?) à ceux qui prennent la responsabilité de nommer les dirigeants incompétents. Du coup, la tendance des tribunaux à leur attribuer une responsabilité personnelle toujours plus importante ne laisse pas les patrons indifférents.

De plus en plus de conseils d’administration négocient d’ailleurs des contrats d’assurances pour continuer à attirer de nouveaux administrateurs et éviter à leurs membres tout désagrément personnel, surtout en cas de crash de la société. Reste à savoir si, à la Sabena, le conseil avait prévu d’embarquer cet onéreux parachute. Ou s’il l’avait jugé peu « stratégique ».

Eric Gredaux

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