Une copropriété où les destins s'entrechoquent. Ici, durant Cosi fan tutte. © KARL FORSTER

L’immeuble Wolfie

Avec l’ambitieuse et engagée Trilogia Mozart Da Ponte, La Monnaie rassemble en un seul récit les trois chefs-d’oeuvre issus de la collaboration bénie entre le compositeur et son librettiste : Le Nozze di Figaro, Cosi fan tutte et Don Giovanni, en sitcoms dressant l’état des lieux de nos sexualités. Tumultueux !

Sur scène, un grand bâtiment blanc moderne, tel un paquebot de croisière au ventre ouvert. Des volées d’escaliers relient son pont supérieur à plusieurs paliers montrant, comme dans les cases d’une maison de poupées, l’intérieur d’appartements proprets. Plus qu’un building, c’est un vaste mall qui offre en un lieu unique logements, concept store, bibliothèque, étude notariale, cabinet d’ophtalmo, salle de fitness, boutique de tatouage, et même club échangiste – faut vivre avec son temps. L’édifice, qui pivote sur lui-même, n’a pas de nom : il est situé au 13 d’une hypothétique  » rue de la République « , dans un quartier non identifié de Bruxelles. Treize, donc, pareil au nombre de ses principaux résidents, qui vont y vivre une éprouvante journée… au même titre que les spectateurs de La Monnaie qui, s’ils projettent de suivre toute l’histoire (en trois soirées distinctes), se préparent à un marathon musical de plus de dix heures. Alors, c’est parti, à la fois en live dans les entrailles agitées de l’immeuble, et en différé, sur ses façades qui servent d’écrans géants à d’incalculables vidéos, tournées en direct ou préenregistrées.

Moteur : il est 7 h 30 et le Commandeur, un notaire âgé, quitte discrètement la boîte de nuit de Don Giovanni pour regagner son bureau. Horreur : perchée sur sa table de travail, sa propre fille Anna, à demi-consentante, s’adonne à un bondage en compagnie de l’éternel séducteur. Infarctus du vieux noceur, et fuite gênée de la demoiselle, qui envoie un sms à son fiancé Ottavio, architecte de métier, justement occupé, tout à côté, à prendre les mesures d’une chambre que le comte Almaviva, ambassadeur espagnol prédateur, offre à son couple d’employés favoris, Figaro et Susanna. Au même moment, Ferrando et Guglielmo, les jeunes pompiers secouristes que le Smur dépêche sur place, constatent que le drame se déroule précisément là où résident leurs fiancées, les deux soeurs youtubeuses Fiordiligi et Dorabella… C’est confus ? Ce n’est qu’un début… Seuls les habitués de l’opéra auront vite capté que la totalité des occupants de cette bâtisse infernale appartiennent aux trois magistrales oeuvres lyriques de Mozart, que leurs  » professions  » originelles ont été recontextualisées et que, pour comprendre leurs activités respectives dans cette incroyable saga de voisinage, il va falloir beaucoup, beaucoup de cachets de Perdolan.

Osons l’écrire : la majorité du public risque d’être complètement larguée. Mais qu’importe. En décidant de réunir Le Nozze di Figaro (1786), Cosi fan tutte (1789) et Don Giovanni (1787) – dans cet ordre non chronologique – sous une seule dramaturgie générique, en présentant ces oeuvres dans un même décor actualisé – une copropriété où les destins de tous s’entrechoquent -, comme s’il s’agissait d’une comédie humaine (ou d’une série télé) en trois volets, les metteurs en scène français Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil relèvent un défi sans précédent. Vocal d’abord, car les vingt-cinq rôles que totalisent ces trois pièces sublimes, fruits de la conjonction des génies de Mozart et de son librettiste Da Ponte, sont distribués à treize solistes seulement. Autrement dit, tous (sauf un) cumulent deux personnages. Si ces  » doublets  » sont habilement basés sur les archétypes mozartiens – ainsi, la comtesse trouve son pendant en Donna Anna, Leporello fait écho à Figaro, etc. -, la présence active de ces treize artistes, dans chacun des titres (même s’ils n’y chantent pas tous), sème un fameux chaos dans les cerveaux.

Exploit technique, ensuite. Parce que le duo de régisseurs Clarac-Deloeuil crée des spectacles toujours en phase avec le contexte social et historique environnant, cette Trilogia abonde en vidéos  » locales « , censées relater des événements en marge de l’action principale. On y découvre ainsi vingt-trois lieux familiers ou surprenants de la capitale, où les chanteurs figurent muettement – du Conservatoire royal au club libertin Val d’amour, ou à la galerie d’art Maniera réaménagée en… funérarium. Ces séquences de cinéma sont sans pitié pour les prestations des solistes : qui jette encore un oeil à ces derniers quand la caméra montre en très très gros plan les fesses rebondies d’une effeuilleuse ?

Absence de préjugés

Enfin, et c’est sûrement le plus intéressant, le propos de la Trilogia se veut politique. Féministe avant l’heure, Mozart nous a rodés à l’absence de préjugés. A La Monnaie, dans l’un des théâtres européens les plus tolérants aux expérimentations musicales ou scéniques, les artisans de cette audacieuse production poussent la réflexion encore plus loin, sur les terrains sensibles de la  » culture du viol « , des genres pluriels ou des revendications transidentitaires. Dans ce panorama de nos sexualités présentes et à venir, tous les aspects de l’amour – de l’infidélité à l’échangisme, de la solitude au harcèlement -, se retrouvent évoqués, pêle-mêle. Les clés de lecture y sont multiples, et les personnages  » doublement sexués « , particulièrement réussis : mentions spéciales au dandy  » fluide  » d’Alfonso (interprété par le baryton italien Riccardo Novaro), maniéré et gay jusqu’au bout des ongles, et au Cherubino très Justin Bieber de la mezzo américaine Ginger Costa-Jackson, en fils d’Elvira et de Don Giovanni, ici, vrai ado contemporain avec joint, jeans à trous et loisirs futiles sur Snapchat.

Des airs partagés

Sous la baguette infaillible du chef Antonello Manacorda, secondé par Ben Glassberg, des  » airs partagés  » s’échangent parfois entre voix issues d’opéras différents : celui qui rassemble la comtesse des Nozze (la soprano slovaque Simona Saturova) et Elvira (la soprano néerlandaise Lenneke Ruiten), dans Don Giovanni, incarnation parfaite de la souffrance des femmes esseulées, est l’un de plus beaux morceaux de cet ensemble carabiné.  » Mozart doit se retourner dans sa tombe « , soufflait une spectatrice à sa voisine. Pas sûr. On l’imagine bien, le petit Wolfie, l’illustre Salzbourgeois, assis dans la salle, s’amuser comme un fou à la révélation des (en)jeux possibles de notre époque – les sextapes, les pole danseuses, les dominatrices en Louboutin, les influenceuses accros de Macs et de maquillage, et les guerrières de #MeToo. Et après tout, il n’aurait pas tort.

Trilogia Mozart Da Ponte : à La Monnaie, à Bruxelles, jusqu’au 28 mars prochain.

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