L’illusion turque

BEAUCOUP DE TURCS Y ONT VU UNE NOUVELLE PREUVE de l’arrogance de leur Premier ministre. Malgré la poursuite des manifestations qui dénoncent son autoritarisme, Recep Tayyip Erdogan a maintenu cette semaine un voyage au Maroc, en Algérie et en Tunisie, berceau du  » printemps arabe  » où il finira par être plus populaire qu’en Anatolie. Paradoxe : c’est au moment où l’expérience turque (la gestion publique d’un pays démocratique par un parti islamo-conservateur) est regardée comme un modèle par les révoltés de Tunisie, d’Egypte ou de Libye qu’elle connaît sa première véritable crise existentielle.

L’irruption de la contestation violente du Parti pour la justice et le développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, n’est pourtant pas une surprise. Démocratie laïque, la Turquie subit depuis quelques années des entorses répétées à la démocratie et à la laïcité. En témoignent la répression des opposants politiques (d’extrême gauche ou issus des minorités, alévies, kurdes et autres), les violations de la liberté d’expression ( » la première prison au monde pour les journalistes « , selon le rapport 2013 de Reporters sans frontières) et les tentatives répétées d’islamisation de la société, notamment par la remise en cause de l’interdiction du port du voile dans les universités.

Cette partie sombre du bilan du gouvernement Erdogan était jusqu’à présent occultée par ses succès économiques et diplomatiques, marqués par une croissance impressionnante (quelque 8 % en 2010 et 2011) et par la restauration d’un rôle de puissance régionale à la faveur des  » printemps arabes  » et du conflit syrien. Mais, d’une part, l’attentat de Reyhanli, dans le sud du pays, le 12 mai (46 morts), et l’impasse militaire en Syrie ont montré les limites de la politique étrangère turque. Et, d’autre part, la croissance a commencé à donner des signes d’essoufflement (2,2 % pour 2012). Indice supplémentaire, l’origine de la contestation à Istanbul (l’implantation d’un centre commercial dans le parc Gezi) montre que l’affairisme de l’AKP insupporte de plus en plus.

Il serait pourtant hâtif de décréter le chant du cygne de l’islamo-libéralisme turc. La diversité du mouvement d’opposition fait aujourd’hui sa force. Mais elle risque, demain, de signer sa mort. Il n’en reste pas moins que l’avertissement adressé aux dirigeants de l’AKP, dont il faudra vérifier l’unité si l’épreuve de force se prolonge, est sérieux. Il est à la mesure de la défiance qu’inspire Recep Tayyip Erdogan, pourtant toujours candidat à la présidence, en 2014, moyennant une modification controversée de la Constitution. Il donne enfin du crédit à ceux qui, au sein de l’Union européenne, s’opposent à l’adhésion d’Ankara.

Le  » modèle laïque islamiste n’existe qu’en raison de… la résistance acharnée des laïques aux islamistes  » : la sentence de Martine Gozlan (L’Imposture turque, éd. Grasset) trouve aujourd’hui une éclatante illustration. Et si c’est l’AKP qui était en définitive le véritable fossoyeur du  » modèle turc  » ?

GÉRALD PAPY

La Turquie subit depuis quelques années des entorses répétées à la démocratie et à la laïcité

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