L’illusion des fusions

Les rachats et fusions d’entreprises sont à la mode. Mais le gigantisme n’est pas forcément synonyme de succès. Voici pourquoi

Le 22 novembre dernier, la Commission européenne a donné son feu vert à la fusion du français Usinor (actionnaire de Cockerill Sambre) avec le luxembourgeois Arbed et l’espagnol Aceralia. Le nouveau groupe sera le numéro 1 mondial de la sidérurgie. Dans le secteur financier, c’est l’assureur allemand Allianz qui a récemment racheté le banquier Dresdner. Outre-Atlantique, l’américain Hewlett Packard a, quant à lui, annoncé son intention de prendre le contrôle de son compatriote Compaq…

En dépit des incertitudes conjoncturelles, le ballet des fusions d’entreprises se poursuit donc bel et bien, même si le tempo est moins rapide qu’en 2 000. Cette année-là fut un cru exceptionnel avec quelque 10.000 fusions et rachats de sociétés dans le monde, pour un montant de 4 000 milliards de dollars. La fusion serait-elle donc la clé du succès ? Rien n’est moins certain !

1+1 = 3

Les fusions visent la création de valeur pour l’actionnaire à travers de nouvelles perspectives de croissance ainsi que l’amélioration de la rentabilité. Ces dernières années, la stagnation de la rentabilité d’industries arrivant progressivement à la maturité de leurs activités (Daimler et Chrysler dans l’automobile, Usinor et Cockerill dans l’acier, Total, Petrofina et Elf dans le pétrole…) a joué un rôle d’aiguillon. Beaucoup ont ressenti le besoin d’approcher des partenaires industriels avec, en filigrane, la recherche d’économies d’échelle : l’effet de taille permet, en effet, notamment de réduire les coûts administratifs, d’approvisionnement, de distribution…

Mais la perspective de fusionner est également perçue comme le sésame ouvrant la porte à de nouveaux marchés, déjà conquis par le futur partenaire. Le président de l’équipementier américain télécoms Cisco est on ne peut plus clair à ce propos : « Si vous n’avez pas les ressources pour développer un produit dans les six mois, il vous faut l’acheter au risque de manquer des affaires « .

L’objectif des entreprises qui fusionnent est donc simple : arriver à ce que  » 1+1=3 « . Mais la réalité, souvent, s’arrête à  » 1+1=1,5 « , voire  » 1+1=1 « . Selon les dernières études, une fusion sur deux échoue en terme d’accroissement de valeur pour l’actionnaire. Pourquoi ?

Un emplâtre sur une jambe de bois

Face aux changements d’environnement (poids de la réglementation, chute du prix des matières premières, saturation de la demande…), certaines entreprises se regroupent pour maximiser leurs synergies de coûts (la fusion Usinor/Cockerill Sambre en est un exemple). Mais, dans bien des cas, les résultats sont décevants car les causes profondes au manque de compétitivité restent intactes.

Ainsi, lorsque la rentabilité des partenaires est déclinante, il est rare de voir émerger un groupe plus fort : non seulement les inefficiences ne disparaissent pas toujours, mais de nouvelles voient le jour.

De plus, dans une fusion, les managements ont tendance à oublier leurs clients ! Cela se traduit rapidement par une moindre croissance du chiffre d’affaires. Sur un échantillon de 193 fusions aux Etats-Unis entre 1990 et 1997, seules 36% des sociétés faisant l’objet d’un rachat ont maintenu la croissance de leur chiffre d’affaires au trimestre suivant. Au troisième trimestre, elles n’étaient plus que 11%. Et seuls 12% des groupes fusionnés ont pu accroître le rythme de croissance de leurs activités au cours des trois années suivantes.

Quant aux sociétés qui sortent de leur domaine d’activité lors d’une fusion, elles prennent des risques supplémentaires car elles achètent des actifs pour lesquels leurs compétences sont limitées. C’est pourquoi nous avons la plus grande inquiétude concernant le rachat d’Olivetti (actionnaire principal de Telecom Italia) par Pirelli (pneus et télécoms). Nous ne voyons pas quelles synergies de revenus les actionnaires peuvent attendre ni quelles économies de coûts induira la fusion. Les marchés, eux, n’ont pas attendu pour sanctionner le titre Pirelli.

Le talon d’Achille

La fusion lancée, le plus grand savoir-faire est nécessaire pour harmoniser les cultures des entreprises en présence, c’est-à-dire leurs valeurs, leurs croyances, leurs méthodes de travail, leurs styles de management. Trop de managers se concentrent exclusivement sur les aspects quantitatifs de l’opération et négligent le facteur humain : ce n’est que quand les premiers problèmes apparaîtront que le management mettra la culture au centre de ses préoccupations. Alors que le succès de l’intégration repose en grande partie sur la rapidité de l’exécution, des décisions restent en suspens, on ne prend plus d’initiatives et on attend pour investir dans de nouveaux projets. En l’absence de messages clairs et face aux incertitudes, certains cadres sont tentés de quitter la société pour la concurrence, affaiblissant doublement le groupe.

Tout a un prix

Enfin, que la fusion soit amicale ou hostile ne change rien aux interrogations du personnel. Un récent sondage révèle que plus les personnes interrogées occupent un poste élevé dans la hiérarchie, plus elles jugent positivement l’opération de fusion. Au bas de l’échelle, le scepticisme est de mise.

Les difficultés déjà évoquées sont encore renforcées par la prime payée : lors d’une offre publique d’achat (OPA), l’acheteur paie généralement une prime en plus du prix de Bourse afin d’inciter les actionnaires à céder leurs titres. Tout l’art consistera alors pour le nouvel ensemble à créer suffisamment de synergies pour générer une valeur supérieure à la prime déboursée. Plus le prix payé est élevé, plus il sera difficile d’atteindre un niveau au moins équivalent de synergies. De même, plus la prime payée est élevée, plus le goodwill (différence entre le prix offert et la valeur comptable des actifs de la cible) est élevé, et plus l’amortissement de ce surcoût pèsera sur les résultats de la nouvelle entité.

Dans la plupart des fusions, le manque de discernement du management dans sa capacité à matérialiser les synergies futures entraîne leur surestimation. C’est le problème de l’ego, encore appelé complexe de supériorité, par ailleurs à l’origine des grandes difficultés de la fusion entre l’allemand Daimler et l’américain Chrysler. Enfermés dans leur tour d’ivoire, ils ne réalisent plus les difficultés quotidiennes inhérentes aux fusions. En outre, certains managers sont prêts à payer des prix très élevés pour satisfaire leur ambition (personnelle) d’être à la tête d’une des plus grandes entreprises du monde. Malgré le haut taux d’échec…

Des progrès trop lents

La morosité économique mondiale sonne-t-elle le glas des grandes opérations de fusions et d’acquisitions ? Nous ne le pensons pas. La mondialisation accrue des échanges se double d’une globalisation des marchés financiers qui exercent une pression de plus en plus forte sur les décideurs économiques : le capital investit là où il est le mieux rémunéré. L’émergence probable de fonds de pension en Europe devrait voir ce rôle d’aiguillon renforcé. D’ores et déjà, les fonds de pension américains contrôlent 40 % de la capitalisation de la Bourse de Paris.

La constitution progressive de grands blocs économiques comme l’Union européenne incite les entreprises en panne de productivité à se regrouper pour réduire leurs coûts de recherche/développement, de production, de commercialisation. Leur objectif est double : résister à la concurrence et s’étendre sur de nouveaux marchés.

De plus, le recul du secteur public dans certains secteurs stratégiques (banques, défense, énergie, télécoms…) encourage l’éclosion de fusions.

40 % de réussite à deux ans

Dans les années 80, à peine 40% des fusions aux Etats-Unis étaient considérées comme réussies deux à trois ans plus tard. Grâce à l’action conjointe de l’expérience (qui améliore le taux de réussite de ces opérations) et des marchés financiers (les investisseurs se montrent de plus en plus critiques et exigeants), le taux de succès est maintenant d’environ 50%. Gageons qu’il s’améliorera encore dans les prochaines années. Mais cela ne se fera que lentement.

Une bonne raison de conserver un regard ‘avoir actuellement un regard critique sur ce type d’opérations.

Pierre Samain (Budget Hebdo)

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