L’homme qui fait peur

Seul contre tous, Dedecker tente le grand chelem : battre les socialistes, l’extrême droite et ses anciens amis libéraux, puis s’imposer dans un gouvernement radical comme lui. Mais cet homme politique marginal paraît plus vulnérable que ne le montre sa carrure de Terminator.

Un bonhomme aux costumes gris et au sourire carnassier, à la tête d’une armée hétéroclite toute dévouée à sa cause, déferle sur le pays. Ancien coach de judo, l’armoire à glace écrase des pinces sur les marchés, impressionne les médias et s’apprête à gagner les élections régionales du 7 juin. Un phénomène. Un épouvantail, plutôt. Car Jean-Marie Dedecker effraie. A presque 57 ans, l’Ostendais attend son heure sur le boulevard du pouvoir, tracé par les événements : la crise politique, les échecs d’Yves Leterme, la triste saga Fortis, le discrédit des partis flamands face à cette réforme de l’Etat refusée par les francophones. Tout profit pour le député démago. Comme dit la presse du Nord, Dedecker et sa liste éponyme sont le  » x-factor  » du prochain scrutin. L’inconnue qui fait peur. Primo : la Lijst Dedecker pourrait battre sur le même ring le SP.A (socialiste), le Vlaams Belang (extrême droite) et l’Open VLD (libéral). Officiellement, son  » président-fondateur  » espère entre 10 à 12 % des voix. Mais son potentiel est bien plus élevé.

Secundo : la LDD, formation de droite radicale, libertaire et populiste, pourrait s’imposer dans le nouveau gouvernement de Flandre. Pour ça, un réel exploit électoral ne sera même pas nécessaire. Il  » suffira  » de faire mieux que les socialistes honnis, et de miser sur un émiettement général des forces, tellement prévisible. Si le CD&V (chrétien) devait perdre des plumes, lui aussi, la pagaille n’en serait que plus grande. La mathématique promet alors à Dedecker une divine surprise ; aux autres, un véritable cauchemar. Pour former un exécutif sans l’extrême droite, le CD&V et l’Open VLD seraient obligés d’embarquer Dedecker et les siens.

Différent du Vlaams Belang

Ce 20 avril, comme chaque lundi, les figures principales de la Lijst Dedecker se retrouvent au quartier général du parti.  » Jean-Marie  » vient d’arriver. Ivan Sabbe, le vice-président, l’apostrophe :  » Tu as vu le reportage de la VRT sur l’islamisme, hier soir ? Magnifique ! Sensationnel !  » Dedecker répond par un grognement, sans qu’on sache si cela veut dire oui ou non. Acquis par la LDD en août 2007, les locaux gardent un air de campement éphémère. Aux toilettes, les rouleaux de papier sont posés à même le sol. Avec son mobilier impersonnel et ses armoires métalliques, l’endroit ressemble au siège de n’importe quelle PME. Ni drapeaux, ni slogans, ni affiches aux murs. Rien qui rappelle la politique, en fait. Il règne, dans ce repaire situé au premier étage d’une tour en verre, en bordure du ring de Gand, une atmosphère fiévreuse de conspiration et de revanche. Comme si on y préparait sans relâche la chute de l’establishment belgicain, et comme si les ennemis se cachaient derrière chaque porte. A midi, les collaborateurs du parti mâchouillent un sandwich sans quitter des yeux l’écran de leur portable. En deux ans d’existence, la LDD est devenue une machine bien rodée, une entreprise efficace.

Les membres du bureau politique, une trentaine de personnes, sont tous assis autour des tables disposées en U lorsque Dedecker pénètre dans la salle de réunion. Une salve d’applaudissements salue l’entrée du président. A-t-il besoin de baume au c£ur ? Depuis trois jours, la presse du Nord l’attaque à propos du détective privé qu’il a engagé pour surveiller Karel De Gucht (Open VLD). Les cadres de la Lijst Dedecker ont beau surjouer la décontraction, ils masquent mal leur anxiété. Ils craignent aussi la publication imminente d’un livre à charge contre leur chef vénéré, alias De Buffel ( » le buffle « ). A six semaines des élections, le coup pourrait faire mal. Mais cela suffira-t-il pour abattre l’animal, comme le pensent, un peu vite, certains analystes flamands ? Personne, au sein de la Lijst Dedecker, ne se hasarde à répondre. L’urgence est ailleurs. Le bureau doit examiner plusieurs projets d’affiches électorales. Sur l’un d’eux, privilégié par les conseillers en communication du parti, le visage du candidat apparaît sur fond noir, aux côtés du logo de la LDD, orange et turquoise. Un très mauvais projet, s’emporte la sénatrice Lieve Van Ermen :  » Noir, cela fait négatif, dépressif.  »  » Le fond noir risque aussi d’amener une confusion avec le Vlaams Belang « , observe Ivan Sabbe.  » Pas du tout !  » s’énerve Boudewijn Bouckaert, professeur de droit à l’université de Gand, qu’on présente comme l’idéologue du parti. Sur un fond noir, le nom du candidat ressortira mieux, argumente-t-il. Un brouhaha s’ensuit. Exaspérée par ces débats qui tournent en rond, l’ex-judoka Ulla Werbrouck, élue députée en 2007, soupire bruyamment. Sa tenue, jeans et sweat-shirt, tranche avec le style apprêté, voire bling-bling, des autres femmes présentes.  » On pourrait engager un détective privé pour trouver l’affiche idéale « , murmure Jean-Marie Dedecker, silencieux jusque-là. En fin de compte, c’est lui qui décidera, seul.

Des transferts à la pelle

En face, personne ne sait comment maîtriser la  » bête « . Chez les dirigeants de l’Open VLD, surtout, la nervosité grandit. C’est bien simple : il ne s’écoule pratiquement pas une semaine sans qu’un mandataire local quitte le parti libéral flamand pour rejoindre la Lijst Dedecker. Le 17 avril, à Tirlemont, ce sont trois conseillers communaux, d’un seul coup, qui ont franchi le pas. Précédés, cinq jours plus tôt, par Patricia Dewael, ancienne vice-présidente de l’Open VLD. Quant au transfert de Marc Vanden Bussche, le populaire bourgmestre de Coxyde, au mois de novembre 2008, il reste l’un des jolis coups réalisés par Dedecker. Mais l’hémorragie n’affecte pas seulement les libéraux. Le 7 avril, deux conseillers de Wevelgem ont déserté le SP.A, attirés par les sirènes du populisme. Sans oublier, en janvier, le débauchage du député flamand Gino De Craemer (N-VA), qui a provoqué la fureur de Bart De Wever.

Même l’extrême droite semble désemparée face à Jean-Marie Dedecker, ce spécialiste des formules toutes faites, qui s’en prend aux  » profiteurs « , tout en évitant soigneusement de déraper sur le terrain de l’immigration. Ses discours simplistes font mouche auprès des classes populaires, lui qui n’a jamais entrepris d’études supérieures et qui dénonce la diploma-democratie, la démocratie confisquée par les élites. Du coup, le Vlaams Belang riposte avec encore plus d’agressivité. Sur son blog, le député européen Frank Vanhecke se déchaîne :  » Oui, JMDD est favorable aux frontières ouvertes et à une immigration supplémentaire. Oui, il veut autoriser l’euthanasie aux malades psychiatriques. Non, il n’est pas du tout pour l’indépendance de la Flandre.  »

Quant au ministre pour l’Entreprise et la Simplification Vincent Van Quickenborne, libertaire comme Dedecker, il a rompu tous les ponts avec celui qui fut son meilleur pote. Inséparables, les deux rebelles incarnaient la tendance anticonformiste et ultralibérale du VLD. L’appétit de pouvoir du premier et l’allergie aux compromis du second les ont éloignés l’un de l’autre. Quand on le branche sur le sujet, Van Quickenborne perd son sang-froid.  » Jean-Marie Dedecker ? Il se réclame du libéralisme, mais son idéologie, c’est plutôt le scandalisme. A part crier sans cesse au scandale, il n’apporte pas grand-chose au débat politique. « 

Le spectre de Fortuyn et de Van Rossem

Suivez  » JMDD  » dans les couloirs du Parlement, trop étroits pour lui, pas pour vous. Il s’en dégage une impression de puissance et de rage contenue. Asseyez-vous face à lui, prêt à l’assaillir de questions et à le cuisiner sans ménagement, il vous lance droit dans les yeux :  » Je n’ai pas peur.  » Puis il ajoute, à la fois goguenard et menaçant :  » J’ai arrêté le judo il y a vingt-cinq ans. J’ai perdu la vitesse, mais j’ai encore la technique.  » Cet ancien vice-champion d’Europe, reconverti en coach d’exception, a extrait le judo belge du néant pour le transformer en référence mondiale. Sous son règne, se plaît-il à rappeler, le pays a raflé plus de médailles d’or en judo que dans tous les autres sports réunis. Sur les tatamis comme en politique, il paraît programmé pour gagner. Mais peut-il s’inscrire dans la durée ?  » La Lijst Dedecker survivra au maximum quatre ans « , avait prédit le politologue Kris Deschouwer, au lendemain du scrutin de juin 2007. Il ne renie pas sa sentence.  » La Lijst Dedecker est totalement dépendante de la popularité d’une seule personne. Partout où surgissent des  » partis  » de ce type, ils disparaissent au bout de quelques années. Seule exception : Berlusconi. Mais lui n’a pas appelé son parti Forza Silvio. « 

Paradoxalement, le succès que les sondages prédisent à la Lijst Dedecker provoque pas mal de remous internes : parmi ceux qui ont rejoint le mouvement dès la première heure, quand personne ne misait un kopek sur ses chances de succès, beaucoup taxent d’opportunistes les transfuges qui affluent de partout pour prendre le train de la LDD en marche. Les trahisons ne s’opèrent d’ailleurs pas à sens unique. Dirk Vijnck, l’un des 5 députés fédéraux de la Lijst Dedecker, vient tout juste de claquer la porte. Motif ?  » Les articles de presse de ces derniers jours m’ont fait réfléchir, et le scandale du détective privé a été la goutte qui a fait déborder le vase. « 

Dedecker serait-il plus fragile qu’on ne le pense ? Le nouvel ami du peuple a tout intérêt à blinder sa cuirasse s’il veut s’imposer dans ce monde sans pitié. Sinon, il viendra tel un sauveur, puis il repartira aussitôt.

La semaine prochaine : l’Open VLD.

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