Bai Kamara Jr : " Je me considère comme un activiste. " © Philippe cornet

L’homme de la Sierra

Sierra-Léonais bruxellois, Bai Kamara Jr réveille dans son nouvel album d’intimes pensées biographiques, rythmées au naturel d’un élégant afro-blues.

Ce jour d’avant Noël, dans son appartement bruxellois familial, Bai Kamara Jr est, selon la formule britannique, dressed to the nines. Veste marron soyeuse, pantalon velours de teinte cousine, chaussures daim demi-clair, foulard-cravate à lignes, la belle gueule du quinqua vissée à un feutre, parachevant l’élégance sartoriale. S’il était Congolais, on l’aurait bombardé sapeur, mais son biotope d’origine est à 5 000 kilomètres au nord-ouest de Kinshasa. Deux fois et des poussières la Belgique, la Sierra Leone est le berceau de Bai, davantage connue pour son impitoyable guerre civile – 100 000 à 200 000 morts entre 1991 et 2002 – que pour la richesse de ses musiques. Contrée diamantaire enviée, elle est aussi celle qui berce l’histoire du chanteur, vivant depuis plus d’un quart de siècle chez nous. Et particulièrement Salone, nouvel album dont le titre, en langue krio, signifie précisément Sierra Leone .  » Quand je m’éveille le matin, confie Bai, je ne me préoccupe pas de mon identité ou de ma nationalité : mon idée principale consiste d’abord à conduire les enfants à l’école (sourire). Sauf quand mon pays revient par les infos, et que là, vous voyez comment certaines personnes ou ethnies sont traitées. Alors, vous vous dites ah ! Ce disque, Salone, est en quelque sorte un retour aux racines, aux musiques que j’entendais gamin.  »

Il n’y a aucun purisme dans ma démarche.

Né en Sierra Leone en 1966, Bai y passe sa première année, vivant les quatre suivantes en Grande-Bretagne avant de revenir ensuite pour une décennie en Afrique. Dans un pensionnat catholique de Bo Town, seconde ville de la Sierra-Leone.  » Le genre d’endroit où vous grandissez très vite… « . Fils d’une ambassadrice et d’un père politicien héritier d’une lignée ayant participé à l’indépendance sierra-léonaise, il est de l’ethnie temné, comme les autres, un temps colonisée par les Anglais. Au coeur des liens amour-désamour avec Albion, jeune adulte, Bai s’y embarque pour des études universitaires de business.  » D’abord à Bath, belle ville, conservatrice, puis à Manchester où réside une grande communauté noire, où les gens sont chaleureux, où je fréquente même l’Hacienda (NDLR : fameux night-club des années 1980-1990). Mais comme étudiant africain, je me suis retrouvé dans une petite chambre d’un quartier dur, le Moss Side. Du genre où les flics débarquent chez vous pour vous expliquer qu’un type vient d’être jeté d’un toit ou alors, un mec sonne à votre porte pour vous proposer d’acheter un flingue.  »

Bruxelles, village global

Et puis, Bruxelles, dernier poste diplomatique de maman, devient au fil des années 1990 la ville de son futur, où il termine un cursus dans une institution privée plutôt chic. Même si le coeur reste à gauche.  » Je me considère comme un activiste, j’ai notamment travaillé sur la problématique des réfugiés pour les Nations unies et Médecins sans frontières.  » En 2015, bouleversé par d’insupportables images de migrants morts noyés en Méditerranée, Kamara Jr rassemble un casting – Daan, Marie Daulne, BJ Scott, Manou Gallo – pour enregistrer le titre If I Could Walk On Water au profit de MSF. L’engagement comme seconde branche évidente de la chanson.  » Ma musique parle aussi de ce qui affecte les gens, en absorbant l’héritage des sons traditionnels de Sierra Leone, celui des musiques venues du Congo/Zaïre, de Bob Marley, de Bill Withers ou Marvin Gaye.  » La filière folk-blues, commencée en  » hobby étudiant  » à Bath, se prolonge dans le groupe bruxellois The Witness, passant pro notamment grâce à une collaboration avec Vaya Con Dios et d’autres formations et expériences belges plus ou moins lumineuses. Avec des détours marquants comme la rencontre dans les studios de Youssou N’Dour à Dakar.

Depuis l’EP Lay Your Body en 1996, une demi-douzaine d’albums perso ont étendu la veine naturelle de Kamara Jr : un mix organique de funk, soul, folk, blues et de poussées d’Afrique sentimentale, jusqu’à l’actuel Salone. La voix, confidente et braisée, trace une rivière intemporelle où naviguent les instruments – dont la guitare sensuelle de Bai – sur des textes parfois acides. Ici, Naked Girls On The Merry-Go-Round, par exemple, fustige l’hypocrisie commune et Morning School Run Bus ramène aux madeleines plus ou moins sereines de l’enfance.  » Il n’y a aucun purisme dans ma démarche. Les nouvelles chansons viennent de mon parcours et même des neuf mois récemment passés à jouer une fois par mois à La Bellevilloise, à Paris. J’ai réalisé qu’entre le blues de l’Afrique de l’Ouest et celui des Etats-Unis, je pouvais trouver mon territoire, sans avoir l’impression de réinventer la roue, celle du blues. Il faut considérer que je vis entre ces deux pôles, ici à Bruxelles, ce drôle de village global central où vous pouvez trouver votre propre débit, votre propre rythme. Dont le jazz, qui m’a sans aucun doute influencé. D’où ce morceau Homecoming qui raconte mon retour au pays après vingt ans : j’étais dans la maison de ma mère à Freetown et j’ai vu les cocotiers qui avaient été plantés quand j’étais gamin, il y a plusieurs décennies. Ces arbres ayant vieilli en même temps que moi racontaient, d’une certaine façon, ma propre histoire. Le comprendre a été un moment poignant.  »

Processus classique de la mémoire qui irrigue le présent, ramenant des alluvions de chansons sur les fresques et frasques passées. Parfois via les instruments africains anciens que Bai achète dans une échoppe proche de sa résidence parisienne, à La Bellevilloise. Calebasses, sticks inconnus, percus, dispositifs à cordes. Comme s’il fallait que la vie se conjugue en rétro-ricochets pour avancer.  » La musique consiste d’abord à organiser l’espace, comme dans les disques d’Ali Farka Touré ou Boubacar Traoré. Ici, j’ai voulu que tous les instruments renforcent ce qui est constitué par ma voix et ma guitare. Et parfois, il ne fallait rien de plus, comme dans Cry Baby où j’ai juste ajouté un micro près de mon pied, pour le beat qu’il donnait. J’ai donc essayé différentes paires de chaussures pour voir comment elles sonnaient (il rit) avec ce désir d’être à la fois traditionnel et frais.  » Du coup, on quitte Bai en se disant que ses Brown Suede Shoes n’auraient pas déplu à Elvis et aux légions de bluesmen, ceux qui, du Mali au Mississippi, sont aussi arrivés près de chez nous.

Salone de Bai Kamara Jr. & The Voodoo Sniffers est distribué par Suburban. En concert le 23 janvier au Marni à Bruxelles, le 25 janvier au Reflektor à Liège et le 12 février au théâtre Jardin Passion à Namur. baikamara.com

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