L’homme aux cent qualités

Baptiste Liger

Du roman noir au fantastique, 2666, de Roberto Bolaño, mêle tous les genres. Le chef-d’ouvre posthume du grand écrivain chilien.

La littérature est parfois une question d’addition. Prenez 2666, le dernier roman (posthume) du Chilien Roberto Bolaño. Sans doute faut-il interpréter le titre de ce pavé de plus de mille pages comme la somme de 2000, symbolisant le début d’un nouveau millénaire, et de 666, le chiffre du diable. Il résume en tout cas parfaitement la vie et l’£uvre de cet auteur décédé il y a cinq ans à l’âge de 50 ans, considéré dans le milieu des lettres hispaniques comme l’héritier direct de Borges. Pas moins.

Fils d’un camionneur, et boxeur n’ayant jamais perdu un combat, et d’une enseignante, Roberto Bolaño a beaucoup fui, pendant toute sa vie. Né au Chili, il émigra avec ses parents au Mexique, qui accueillait alors tous les contestataires d’Amérique latine. Là-bas, il se découvrit une passion maladive pour la littérature, et en particulier pour la poésie européenne – Baudelaire, Mallarmé, le surréalismeà Lors du coup d’Etat de Pinochet, il retourna dans son pays natal – où il fut emprisonné et torturé – avant de s’installer en Espagne, dans les années 1970. Ce nomadisme se retrouve dans son £uvre, qui passe de l’onirisme baroque à la réalité la plus crue, de la noirceur à un humour aussi burlesque que grinçant. Par exemple, l’écrivain a rédigé une sorte de Lagarde et Michard imaginaire de La Littérature nazie en Amérique, dans lequel on croise notamment un maître guatémaltèque de la SF aryenne ou un spécialiste des poèmes naïfs sur les camps de concentration.

A la mort de Bolaño, la critique espagnole pensait qu’il avait signé son chef-d’£uvre avec Les Détectives sauvages, vertigineux jeu de marelle à la Cortazar autour d’une mystérieuse  » secte  » littéraire mexicaine, le  » réalisme viscéral  » (sic). Mais l’auteur avait gardé quelques secrets : cinq textes se répondant les uns les autres, que sa famille et son éditeur ont décidé de réunir en un seul volume. Soit 2666, considéré dès sa sortie en Espagne comme un classique à la Tristram Shandy ou L’Homme sans qualités.

Cet épais volume s’ouvre sur les investigations d’une bande d’universitaires cherchant à retrouver la trace de Benno von Archimboldi, sorte de Thomas Pynchon allemand caché on ne sait où. Puis le lecteur se retrouve à Santa Teresa, au Mexique, clone fictionnel de Ciudad Juarez, célèbre pour ses meurtres de femmes inexpliqués pendant les années 1990. De multiples personnages viennent s’intégrer dans le récit – un philosophe cosmopolite, sa fille, un journaliste afro-américain chargé de couvrir un match de boxe, etc. Le savoir-faire de Bolaño prend alors une ampleur hallucinante : les registres littéraires s’entrechoquent (roman noir, fantastique, récit de guerre, fable philosophique…), la narration éclatée se révèle d’une virtuosité rarement lue, et on ne peut qu’être estomaqué devant certains morceaux de bravoure – une mention spéciale pour la succession de rapports sur les assassinats de jeunes femmes, à la fois magnifique et insoutenable. Et ne disons rien de la  » résolution  » de cet infernal 2666, roman-monde où la puissance des mots triomphe de la sauvagerie.

2666, par Roberto Bolaño. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio. Christian Bourgois, 1 024 p.

Baptiste Liger

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