L’heure du tri sélectif

L’orbite terrestre est encombrée de millions de débris : les restes des engins lancés depuis un demi-siècle. Une pollution de plus en plus dangereuse. Les agences spatiales ont peut-être une solution : aller chercher les grosses épaves pour les précipiter dans l’atmosphère.

Et s’il était déjà trop tard ? Et si, avant même d’espérer quitter la Terre pour explorer l’Univers, l’homme en était devenu prisonnier après avoir construit, au-dessus de sa tête, une barrière de débris spatiaux ? Les scientifiques qui se sont réunis dernièrement à Darmstadt, en Allemagne, à l’invitation de l’Agence spatiale européenne (ESA), doivent répondre à ces questions, tant la proche banlieue terrestre devient une gigantesque poubelle.

Voilà seulement un peu plus d’un demi-siècle – avec le lancement de Spoutnik 1, en octobre 1957 – que les grandes puissances balancent à l’envi en orbite des satellites et des fusées. Les engins sont abandonnés – certains erreront plusieurs centaines d’années dans le vide sidéral -, peuvent exploser en raison du vieillissement des matériaux exposés aux rayonnements solaires ou, tout aussi grave, s’entrechoquer, laissant en apesanteur des déchets. D’où cette image numérique assez glaçante (ci-contre), produite par l’ESA, qui recense désormais la position des déchets peuplant aujourd’hui notre firmament. Combien sont-ils ? Oh, juste un peu plus de 170 millions ! Et encore, il ne s’agit là que d’une estimation, puisque la plupart ont une taille ridicule (entre 1 millimètre et 1 centimètre), ce qui les rend inobservables mais pas moins dangereux :  » En orbite basse, une bille de 1 millimètre de diamètre voyageant à 30 000 kilomètres-heure a le même effet qu’une boule de bowling lancée à 100 kilomètres-heure « , résume Christophe Bonnal, de la direction des lanceurs de l’agence spatiale française (Cnes). Les astronautes, qui récupèrent régulièrement une partie des panneaux solaires de la Station spatiale internationale (ISS), le constatent avec angoisse : ils sont parsemés d’impacts.  » Le problème devient si prégnant que nous réfléchissons à modifier l’architecture des prochains satellites pour les rendre plus résistants « , explique Olivier Colaïtis, coordinateur de l’activité débris spatiaux à Astrium. Normal : les quelque 1 000 satellites aujourd’hui en service apparaissent comme des cibles de choix.  » Ces petits projectiles en perdition sont déjà leur première cause de mortalité « , constate Christophe Bonnal.

Les 800 plus gros débris pèsent plus d’une tonne

Mais, désormais, les ingénieurs s’inquiètent surtout de la prolifération des débris de grande taille, ceux qui excèdent 10 centimètres.  » Ils représentent une population de 29 000 objets et se concentrent en orbite basse (entre 700 et 1 000 kilomètres d’altitude) et en orbite géostationnaire (35 786 kilomètres) « , précise Fernand Alby, le responsable de l’activité débris spatiaux au Cnes. Cette classification englobe une large gamme d’épaves d’envergures variables. Les 800 plus grosses pèsent plus d’une tonne et passent chaque jour au-dessus de nos têtes à plus de 25 000 kilomètres-heure. A l’instar de l’européen Envisat, un  » bidon  » de 26 mètres de longueur et 60 de largeur, tombé au champ d’honneur intersidéral le 8 avril 2012, après que l’ESA eut perdu définitivement son contrôle. Ironie du sort, il avait été conçu pour surveiller les paramètres environnementaux de la Terre. A l’époque, l’agence européenne s’était fait tancer pour son manque de vigilance : le satellite aurait pu être  » désorbité « , c’est-à-dire précipité dans l’atmosphère, ce qui aurait évité qu’il ne devienne le débris le plus dangereux à 800 kilomètres d’altitude.  » Sa taille nous permet de le surveiller facilement, minore Holger Krag, ingénieur au service débris spatiaux de l’ESA. Et l’Europe possède moins de gros déchets que les autres grandes puissances.  » Une défausse peu audible, mais qui semble de mise au sein des différentes agences afin de mieux accuser le voisin de pollution céleste. Cette inconséquence s’est traduite ces dernières années par de nombreuses explosions (plus de 240 au total) et de retentissants accidents dans notre proche banlieue spatiale. Qu’il s’agisse, comme en 2005, du choc entre deux étages de fusées (Thor et C2-4) ou de l’impact entre les satellites Iridium 33 et Cosmos 2251 en 2009. Avec une mention particulière pour les militaires qui, pour montrer leurs biscoteaux, ont – comble de l’irresponsabilité – prouvé qu’ils savaient technologiquement abattre un engin spatial depuis le sol. Les premiers à tirer furent les Chinois – en  » détruisant « , en février 2007, un ancien satellite météorologique (Fengyun 1C) – , suivis, un an plus tard, par les Américains (tir de missile sur USA 193). Deux événements majeurs puisque, à eux seuls, ils auraient créé 4 000 débris supplémentaires. Dans les deux siècles à venir, le nombre de déchets devrait augmenter de 30 %.

 » La prévention est la première urgence « , souligne Fernand Alby. Elle passe par des normes de conception, imposées aux constructeurs d’engins spatiaux, plus respectueuses de l’environnement. S’il est impossible de rendre ces derniers biodégradables, on peut les dégager de l’orbite basse, la plus encombrée, en les précipitant dans notre atmosphère : la majeure partie du débris se consume durant la phase de descente (de 80 à 90 %), mais quelques pièces résistantes – matériaux réfractaires, comme le titane, les turbopompes, les tuyères, etc. – retombent inexorablement sur la Terre.

Le risque d’impact sur une région habitée est limité

Après, il n’y aurait plus qu’à prier pour que lesdits morceaux venus du ciel ne percutent pas une région habitée ! En réalité, la surface de notre planète étant couverte d’eau à 70 %, le risque demeure limité. Aucun accident humain mortel n’a d’ailleurs encore été signalé. Durant la guerre froide, une vache cubaine aurait été victime d’un débris. A l’époque, Fidel Castro se serait même publiquement indigné de cet accident, avant de ravaler ses trémolos en apprenant qu’elle avait été frappée par un déchet soviétique. Dans un style bien à lui, le Lider maximo avait finalement déclaré que l’animal était mort de… vieillesse. Désorbiter un satellite n’est pas en soi une manoeuvre compliquée. Il suffit de prévoir suffisamment de carburant pour permettre une descente contrôlée. Mais les exploitants qui ont mis tant d’argent dans leurs joujoux préfèrent, en général, utiliser ces ergols pour prolonger au maximum leur durée de vie. Cette règle semble moins de mise en orbite géostationnaire (la plus élevée), où se situent les gros satellites de télécommunications. Et pour cause : cette dernière se trouve tellement embouteillée que les places coûtent cher ! Il devient donc impératif d’envoyer les vieux satellites sur une orbite dite  » cimetière « , afin de… pouvoir les remplacer par d’autres ! Côté fusées, Ariane 5, par exemple, a été lancée sept fois l’année dernière, provoquant 12 déchets.  » Avec l’arrivée, à l’horizon 2021-2025, d’Ariane 6, qui sera dotée d’un moteur réallumable [Vinci], nous pourrons faire retomber le dernier étage de manière contrôlée et ne plus laisser de débris de ce type en orbite « , promet Laurent Jourdainne, chargé de mission  » loi spatiale  » à Arianespace.

L’autre nécessité pour limiter les risques de collision consiste à trouver des moyens d’aller chercher les épaves les plus massives pour les désorbiter.  » Il faudrait en enlever de 5 à 10 par an « , estime Holger Krag. D’où une pléiade de technologies étudiées par les grandes agences, comme l’ESA, la Nasa ou le Cnes.  » Elles sont un enjeu majeur et un marché porteur pour l’espace de demain, si bien que tout le monde travaille sur des solutions assez différentes « , précise Christophe Bonnal. Le concept le plus avancé ? L’envoi d’une petite sonde, appelée  » chasseur « , qui irait attraper l’épave et la précipiterait dans l’atmosphère. La difficulté première tient dans la manoeuvre d’approche, qui nécessite de concevoir un chasseur doté d’une intelligence suffisante – caméras, capteurs, lidars, radars – afin de réussir ce  » rendez-vous  » à 28 000 kilomètres-heure, celui-ci pouvant se faire non pas en direct mais de façon automatique.  » Il serait possible, grâce à la fusée européenne Vega, qui possède déjà un moteur réallumable pour les manoeuvres d’approche et que l’on équiperait d’une petite sonde pour effectuer la capture par un câble « , explique Christophe Roux, de la société ELV-Avio.

Pinces, glu, harpon ou filet pour saisir les épaves

Le deuxième défi technologique réside dans le choix de l’outil de capture : l’agence spatiale allemande (DLR) développe ainsi un bras robotique suffisamment puissant dans le cadre d’un programme ambitieux, baptisé Deos.  » Nous y participons, mais pour saisir une cible d’envergure, nous testons aussi des techniques de harponnage, ou encore la possibilité de déployer un filet géant « , explique Olivier Colaïtis. D’autres travaillent sur des concepts de glu et de pinces. Une fois intercepté, le débris se trouverait relié à la sonde par un câble en Kevlar qui peut mesurer plusieurs dizaines de mètres. Nicolas Petit, professeur à Mines ParisTech, a modélisé le comportement d’un tel lien en apesanteur pour le compte du Cnes :  » Comme à la pêche à la traîne depuis un bateau, on a observé un effet de fouet qui veut que la tension du câble ne soit jamais la même. Ensuite, l’objet tracté ferait un mouvement sur lui-même, à l’instar d’un poisson qui frétille au bout d’un hameçon. Ce qui signifie qu’il faudrait posséder un câble solide et maîtriser la stabilité de l’ensemble pour réussir avec précision la manoeuvre de désorbitation.  » Or, à ces altitudes-là, la moindre erreur de timing peut être fatale : se tromper de deux minutes au moment de projeter l’épave dans l’atmosphère change son point de chute de… 1 000 kilomètres !

 » De telles opérations coûteraient sans doute plus de 10 millions d’euros par débris « , estime Fernand Alby. Avant de s’interroger :  » Qui sera prêt à les financer ?  » Les grandes puissances devraient être capables de s’unir afin de faire du nettoyage de l’espace une priorité pour le bien de l’humanité. Pour l’heure, elles n’en ont pas la moindre volonté. Difficile, en effet, de faire cause commune, alors que la plupart des technologies ne dépassent pas le stade de la planche à dessin.  » Aucune piste ne doit être négligée, conclut résolument Holger Krag. Mais il faudra encore une quinzaine d’années avant qu’une solution ne soit arrêtée.  » Un laps de temps qui laisse entrevoir de nouveaux accidents orbitaux. L’homme, ce Sisyphe imprudent qui aime défier les dieux, restera donc condamné au rôle de spectateur d’un mal qu’il a lui-même engendré.

BRUNO D. COT

Mention spéciale aux militaires qui ont créé des milliers de débris supplémentaires

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