Exemple le plus frappant de lifting BD : Tintin au pays des Soviets, ressorti en couleur début 2016. Avec une palette que n'aurait jamais utilisée Hergé, d'où les cris d'orfraie des puristes. © © HERGÉ-MOULINSART 2017

L’heure des liftings

De Hergé à Franquin, les classiques de la bande dessinée s’offrent une nouvelle jeunesse à défaut de nouveautés. Une tendance aux liftings qui n’a pas uniquement des visées commerciales.

La bande dessinée européenne avance doucement vers son siècle d’existence, et ça commence à se voir. Les gamins tirent souvent de drôles de têtes quand ils se décident à feuilleter les albums des parents, voire des grands-parents : le papier a jauni et les techniques d’impression d’antan déconcertent par leur piètre qualité – décalages parfois grossiers entre le trait et la couleur, aplats qui débordent, noir qui bave… Difficile de les convaincre qu’ils tiennent là des chefs-d’oeuvre, à lire et à relire entre deux nouveautés. Or, la BD vit largement sur ses acquis : on a suffisamment glosé, ici, sur cette tendance aux reprises, remakes et autres  » reboots  » qui font ressembler les meilleures ventes de 2015 ou 2016 à celles des années 1950 ou 1960 – Lucky Luke, Astérix, Spirou ou Blake et Mortimer trustent toujours actuellement les sommets malgré la disparition de leurs auteurs originels. A cette tendance lourde s’ajoute désormais celle du lifting, qui peut aller de la petite et discrète injection de Botox à la grosse chirurgie plastique, parfois risible.

L’exemple le plus frappant est venu de Tintin. Début janvier 2016, Casterman sortait, en collaboration avec la société Moulinsart, la version colorisée de Tintin au pays des Soviets, la première aventure du petit reporter, dessinée en 1929 par Hergé mais, surtout, en noir et blanc. Une ressortie cette fois tout en couleur, réalisée par le studio Moulinsart, et ce avec une palette que n’aurait jamais utilisée Hergé. Les puristes ont hurlé mais les médias et le public se ruent : ce  » nouveau  » Tintin est d’ores et déjà une des meilleures ventes de l’année. Le milieu, lui, navigue entre envie et sarcasmes, parfois publics.

Restauration contre recréation

Diffusée il y a quelques semaines, la vidéo a fait un énorme buzz et, surtout, quelques victimes naïves : Isabelle Franquin,  » la fille de « , y annonce avec trémolos dans la voix la mise en couleur des Idées noires, l’ultime chef-d’oeuvre de son papa – album qui ne s’envisage évidemment qu’à l’encre très, très noire. Certains, sur les réseaux, y ont cru, avant de crier au scandale. Objectif atteint par cette coquine d’Isabelle et son complice Frédéric Jannin, à l’origine du gag :  » Mettre les premiers Hergé en couleur pour moi, c’est presque aussi énorme que coloriser les Idées noires. Ça ne rend ni service, ni hommage. Ce n’est pas fait pour ça, tout simplement « , assène l’ex-Snuls, auteur de Germain et nous, et surtout très proche de Franquin père puis fille, et d’ailleurs devenu le gardien du temple de son oeuvre. Et si Jannin est lui aussi un chirurgien plasticien de planches de BD, il procède pour sa part tout en dentelles : depuis près de dix ans, le dessinateur et humoriste s’est attelé à la remise en couleur de tous les gags de Gaston Lagaffe – et ils sont plus de mille !  » Mais il s’agit ici d’interventions de l’ordre de la correction, bien plus que de la réinterprétation. De la pure restauration, le plus honnêtement possible, sans ego et sans service commercial.  »

Dans quelques semaines, Dupuis rééditera ainsi en édition limitée une nouvelle (quasi) intégrale de Gaston Lagaffe, superbe et surtout lumineuse grâce au véritable travail d’orfèvre effectué par Jannin.  » Jeune lecteur déjà, j’étais intrigué par des calques de couleur mal fichus, par des détails d’impression, par un personnage qui, soudain, perd sa moustache… Puis, on a vu au fil des années des rééditions maladroites, ou peu respectueuses, ou basées sur des films de plus en plus abîmés, ou encore parce que des services marketing étaient déjà passés par là. André donnait des indications sur des bleus de coloriage, mais au fur et à mesure, toute son oeuvre a été uniformisée : le même pull vert, les mêmes espadrilles bleues, toujours les mêmes couleurs de peau, alors que tout ça était censé évoluer avec les années ! Parfois aussi, les planches originelles ont disparu, ont été dispersées, et l’on ne possède que des films dégradés, avec des traits, des détails – si importants chez Franquin ! – complètement estompés. « Et c’est ainsi que planche par planche, case par case et trait par trait, Jannin a patiemment restauré l’oeuvre, avec un souci du détail que lui permettent aujourd’hui les outils informatiques, scan et traitement d’image. Et il suffit de mettre côte à côte deux éditions d’un gag de Gaston,l’ancienne et la nouvelle, pour apprécier le job de Jannin et le génie de Franquin : Gaston est plus vivant que jamais et d’un modernisme confondant. Ce sans la moindre chirurgie lourde.

Frontières floues

Ce souci de modernité, ou de pérennité, fut aussi l’un des moteurs d’Alain Goffin, qui vient de pousser le bouchon du lifting un cran plus loin. Ce dessinateur n’avait plus publié depuis quinze ans, et est surtout connu pour des planches éditées dans la revue (A Suivre) et un album paru en 1982 chez Casterman, Le Réseau Madou, sur un scénario de François Rivière, et qui se voulait alors une réflexion graphique sur la ligne claire, alors en pleine réinvention. Un album qu’il ne se contente pas de rééditer trente-cinq ans après : il l’a presque entièrement redessiné et redesigné pour l’occasion, brouillant un peu plus encore la frontière désormais floue entre réédition et nouveauté.  » Je me suis chargé d’un remastering presque complet, confirme Alain Goffin. Quand la question d’une réédition s’est posée, j’ai mis mes conditions, strictes, qui ont d’ailleurs poussé à un changement d’éditeur (NDLR : c’est désormais Dargaud qui édite Le Réseau Madou). Je voulais un beau livre, du beau papier et un vrai investissement. D’abord, il manquait quatorze planches originales, disparues, que j’ai voulu redessiner. J’ai aussi ajouté cinq grandes illustrations, puis commencé à restaurer les traits les plus abîmés. Mais j’ai vite eu en main un tas de planches bricolées. Alors je suis repassé sur l’ensemble de l’album, en remplaçant le rotring par le vectoriel. J’ai vraiment voulu y poser mon regard de graphiste avec, aussi, un gros travail sur la couleur. Et puis, c’est un règlement de comptes avec moi-même. La première édition, je l’avais vraiment finie dans le sang : j’encrais à main retenue, avec un support pour arrêter le geste. Ici je m’offre du temps et du confort, mais je ne trahis personne : l’auteur est vivant, et il était d’accord (sourire).  »

PAR OLIVIER VAN VAERENBERGH

Les meilleures ventes de 2015 et 2016 ressemblent furieusement à celles des années 1950 et 1960

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire