© Bernd Uhlig

L’exercice du pouvoir

Les morts-vivants hantent la Monnaie, quand le jeune metteur en scène Tobias Kratzer commue le Lucio Silla de Mozart… en thriller.

Dans son loft luxueux, que des caméras et des chiens-loups protègent des intrus, le dictateur Silla a beau sortir le grand jeu pour Giunia (robe de mariée, huîtres et vin blanc), rien n’y fait : la belle ne veut pas d’un  » monstre  » pour époux, et n’en voudra jamais. Sa rage ravalée, l’éconduit n’a plus qu’une idée : tuer cette fille qui l’humilie et qu’il adore – et séquestre, frappe et viole. Mais une telle issue requiert une force mentale dont il est dépourvu. Car au fond, il est lâche en plus d’être cruel : égoïste et mal grandi, comme beaucoup de tyrans restés d’éternels adolescents captifs de mondes tristes et violents…

Quand Mozart donne à voir pour la première fois Lucio Silla, le plus sombre de ses opéras, le 25 décembre 1772, il n’a pas 17 ans. Qu’un aussi jeune homme déroule avec une telle acuité les mécanismes psychologiques du pouvoir semble proprement fascinant. Certes, tout n’est pas parfait, et l’oeuvre (encore peu jouée de nos jours) fut souvent jugée faible et conventionnelle. Mais nul doute que le drame des gouvernants haïs (leur obsession narcissique, leur pulsion de mort) s’impose déjà au petit génie avec rudesse et clairvoyance.

Tweets insignifiants

A 37 ans, Tobias Kratzer est, lui, l’enfant terrible des planches allemandes.  » Dans Lucio Silla, Mozart soulève des questions auxquelles il n’est pas encore capable d’apporter des réponses « , déclare-t-il dans sa note d’intention. Pour sa quatrième adaptation d’une oeuvre lyrique du prodige salzbourgeois, le metteur en scène sert donc les siennes, qu’il déploie, lugubres et macabres, bien loin de la Rome antique. Halloween oblige, ses héros évoluent entre choristes vampires et zombies.

Un inquiétant revenant conseille ainsi les actes et pensées d’un Silla dépassé par la réalité. Il est joué par le ténor britannique Jeremy Ovenden, formidable en leader politique qui n’est plus tout juste et n’a, somme toute, pas grand-chose à formuler –  » ses propos se résumeraient aujourd’hui à quelques tweets insignifiants « , avance le chef d’orchestre Antonello Manacorda. Trimbalant constamment des Barbie souffre-douleur, la soprano belge Ilse Eerens campe une Celia étrange, petite soeur sans âge du tyran, morbide, frustrée.

Que de toutes parts affleurent les frissons fébriles de l’au-delà n’empêche pas Mozart de léguer une musique sublime, marquée – c’est une particularité de Lucio Silla – par de nombreux récitatifs accompagnés. De ce grand creuset si noir et pathétique jaillissent même douceur et sérénité, à travers les airs parfaits que s’échangent Giunia (la soprano Lenneke Ruiten) et son amoureux Cecilio (la mezzo Anna Bonitatibus), et le déroutant sursaut de conscience de Silla qui, gagné par le remords, consent finalement à offrir sa clémence. Dommage que Tobias Kratzer ne montre pas toujours autant de délicatesse dans sa mise en scène. Les vidéos de viol(ence), projetées sur grand écran, et le tableau final très crime scene n’apportant qu’indécence ou fausseté dans une oeuvre de jeunesse d’une confondante honnêteté.

Lucio Silla, de Mozart, jusqu’au 15 novembre, à la Monnaie, à Bruxelles. www.lamonnaie.be

Par Valérie Colin

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire