L’Eufor a des faiblesses

Pendant un an, la force déployée par l’Union européenne doit aider à sécuriser les régions en lisière du Darfour soudanais. A mi-mandat, elle montre ses limites : un format et une feuille de route mal adaptés.

De notre envoyé spécial

La rencontre a pour décor une vaste hutte coiffée de paille, derrière l’arbre à palabres. Assis à un pupitre d’écolier, le sous-préfet de Troan reçoit le général français Jean-Philippe Ganascia, commandant de l’Eufor, cette force européenne déployée depuis un semestre dans l’est du Tchad et le nord-est de la République centrafricaine. Venu d’un coup d’hélico inspecter le dispositif en place aux alentours de ce village enclavé, le militaire cultive la confiance des autorités locales. Dialogue instructif. L’hôte tchadien dépeint les ravages du banditisme, rançon d’une impunité chronique, l’incurie de l’Etat – ou de ce qui en tient lieu – et l’emprise du clanisme.  » En cinq mois, soupire un chef de canton, j’ai perdu 16 hommes et 2 000 b£ufs.  »  » Il faudrait que l’Eufor multiplie ses missions, insiste le sous-préfet. Votre présence est dissuasive.  » En réponse, le  » deux-étoiles  » promet de  » faire tout ce que permet le mandat « . En creux, on devine sa conscience aiguë des limites et des travers de celui-ci.

A mi-parcours, le constat tient en peu de mots : l’Eufor, bras armé de la plus ample et de la plus coûteuse opération extérieure jamais entreprise par l’UE, s’acquitte honorablement d’une tâche impossible, qui n’est d’ailleurs pas la sienne. Gageons que les ministres de la Défense des Vingt-Sept, réunis les 1er et 2 octobre à Deauville (France) décerneront au  » bébé  » d’Eric Chevallier, le bras droit du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, un satisfecit convenu. Et à coup sûr hâtif. Horrifié par le calvaire que la junte soudanaise inflige depuis 2003 au Darfour voisin, le Vieux Continent a dépêché en lisière de la région rebelle des guerriers là où il faudrait des gendarmes. A la clef, une armée patchwork qui ne manque de rien – hélicoptères, blindés, canons et mitrailleuses lourdes – sinon d’un ennemi. Un Désert des Tartares africain, en moins statique.  » Il s’agit un peu, confia un jour Ganascia lui-même, d’écraser une mouche avec un marteau-pilon.  » Ou plutôt un essaim de guêpes avec une pluie d’obus de mortier.

Les guêpes ? Les  » coupeurs de route « , malfrats de grand chemin ou soldats dévoyés de l’Armée nationale tchadienne (ANT).  » Des intouchables, râle un paysan de Troan sous l’ombre chiche d’un acacia. On ne peut rien contre ces zaghawa – l’ethnie du président tchadien, Idriss Déby – protégés par des complices haut placés.  » L’erreur de casting va plus loin : si équipé soit-il, le para ou le chasseur alpin ne l’est guère sur un théâtre miné par des conflits ancestraux, qui ont certes changé de calibre, mais pas de nature : ils mettent toujours aux prises, à l’heure des récoltes et des transhumances, paysans sédentaires et pasteurs nomades.

Selon la résolution 1778, adoptée le 25 septembre 2007 par le Conseil de sécurité de l’ONU, le contingent au drapeau étoilé a vocation à épauler la Mission des Nations unies en République centrafricaine et au Tchad (Minurcat). Laquelle tarde pour le moins à sortir de l’ombre. Inadapté, le mandat de l’Eufor tourne en outre à vide. Difficile de juger un orchestre symphonique pourvu d’une partition indéchiffrable par endroits et privé de ses violons. Le sort des détachements intégrés de sécurité (DIS) offre de cette maldonne un saisissant raccourci. Encadrées par la Minurcat, ces équipes de policiers tchadiens doivent  » sécuriser  » les camps de réfugiés, où la force de l’UE ne peut pénétrer qu’en cas de danger extrême. Apport d’autant plus indispensable que des rebelles soudanais y enrôlent au grand jour, et avec l’aval de N’Djamena, des recrues souvent mineures. Pour l’heure, 300 des 850 vigiles des DIS ont bouclé leur instruction. Mais aucun n’a été affecté : on attend que le président Déby daignesigner le décret requis.

En mars 2009, l’Eufor passera la main. A qui ? Le scénario le plus probable : un contingent de Casques bleus, fort de 6 000 à 8 000 hommes, flanqué d’un corps de gendarmes et de policiers internationaux. Quel que soit le format retenu, les efforts engagés resteront vains en l’absence de mandat politique.  » L’ONU peut expédier ici 100 000 gars, ironise un vétéran de l’humanitaire. Sans règlement de fond, sans dialogue entre le régime et les rébellions, sans système judiciaire digne de ce nom, c’est du pognon perdu. « 

Pour beaucoup, une présence énigmatique

En dépit de ses efforts – tracts, réunions villageoises, voyages de presse, voire séances de ciné-brousse – l’Eufor demeure au Tchad une énigme.  » Jamais entendu parler « , avoue Zilekha, mère de huit enfants chassée du Darfour-Ouest dès 2003. La perplexité paraît teintée, au sein des élites, d’une suspicion qu’entretient la primauté de la composante française. Paris s’est donné beaucoup de peine pour  » européaniser  » le contingent, sans parvenir à effacer de son code génétique le chromosome postcolonial. Un drôle d’oiseau brouille il est vrai l’image de l’Eufor : l’Epervier, nom du dispositif bleu-blanc-rouge installé dès 1986 sur fond de tension franco-libyenne, et qui a volé plus d’une fois au secours du soldat Déby.  » Pour la France, un casse-tête inextricable, souligne Marc Galinier, chef de mission chez Médecins sans frontières. Comment conjuguer la neutralité de la force européenne et le soutien garanti par des accords antérieurs ? « 

Embuscades, braquages, pillages, tabassages : expatriés comme tchadiens, les acteurs humanitaires paient un tribut écrasant à l’anarchie qui règne dans l’Est. Six meurtres recensés en 2007, cinq depuis le début de l’année.  » La violence ne cesse d’empirer, constate un expat’. Pour nous, l’Eufor n’a rien changé. Elle sécurise des endroits qui n’ont guère besoin de l’être. « 

Vincent Hugeux

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