L’éthique et les manipulateurs

Démagogie : « attitude consistant à flatter les aspirations à la facilité ou les préjugés du plus grand nombre pour accroître sa popularité, pour obtenir ou conserver le pouvoir ».

La définition du Petit Larousse semble avoir été rédigée tout exprès pour la télévision privée flamande VTM et pour le sénateur VLD Jean-Marie Dedecker, associés dans la scandaleuse visite rendue à Marc Dutroux, à la prison d’Arlon, le 3 janvier dernier. A cette peu glorieuse escapade et à l’exploitation médiatique qui la suivit s’ajoute une double confirmation : l’art de la manipulation chez le détenu et la légèreté de ceux qui sont chargés de sa surveillance.

Après avoir reçu, comme d’autres parlementaires, en novembre dernier, un courrier de Dutroux annonçant des révélations, le sénateur avait donc cru bon d’aller les recueillir. Sur les conseils du ministre de la Justice, Marc Verwilghen (VLD), dont il devait obtenir l’autorisation, il s’est fait accompagner d’une responsable du Centre pour l’égalité des chances. Un journaliste de VTM, sans autorisation officielle, s’est joint aux visiteurs, passant pour le collaborateur du sénateur. Muni d’un appareil à cassettes (audio), il a enregistré Dutroux qui affirme, pour la première fois, qu’un réseau (« polycriminel ») existe et qu’il entretenait avec ses membres des contacts réguliers. Voilà pour les faits d’une affaire qui doit être évaluée sous quatre angles au moins. Et dont aucun n’est à la gloire des personnes concernées.

L’administratif. Avec un toupet monstre et un sens inné de la provocation, le sénateur a fustigé l’insuffisance des mesures de sécurité à la prison d’Arlon. Mais, sur le fond, il n’a pas tort, apparemment, et des enquêtes sont ouvertes contre la direction de l’établissement. Il faudra, espérons-le, qu’elles disent comment trois personnes peuvent entrer quand il n’y a que deux autorisations. Pourquoi la fouille, si elle a eu lieu, fut inefficace. Et comment un enregistreur à piles est passé sans problème au détecteur de métaux.

Le judiciaire. Marc Dutroux instrumentalise un média pour jeter à l’opinion, cinq ans après son inculpation, un nouvel argument de défense : l’existence d’un réseau et de vagues insinuations, qui dilueraient, espère-t-il sans doute, sa responsabilité personnelle dans l’affaire des enfants assassinés. La manoeuvre est grossière et ne mérite aucun crédit. Manquant des précisions élémentaires qui pourraient l’appuyer, cette version n’avait jamais été soutenue jusqu’alors et l’instruction (encore ouverte sur ce chapitre-là) ne l’a pas étayée. En attendant, les plus indécrottables tenants de la thèse du réseau risquent d’être confortés dans leur croisade, une partie de l’opinion mettra en doute le travail judiciaire et des suspicions sans fondement pourront reprendre vigueur. Ces risques étaient manifestement le cadet des soucis du sénateur Dedecker et de VTM…

Le médiatique. Ah, la jouissance du scoop ! Chercher à dévoiler une information le premier n’a rien de répréhensible en soi. Pour reprendre les mots du journaliste français Albert du Roy, « il n’existe pas de meilleur encouragement à la recherche de la vérité que de vouloir l’arracher avant le concurrent ». Mais tout est dans la manière et les conséquences. L’intervieweur de Dutroux est peut-être punissable en droit pour s’être introduit à la prison sans autorisation. Il ne nous paraît pas en infraction vis-à-vis de la déontologie professionnelle, prise à la lettre. En effet, celle-ci interdit d’user de « méthodes déloyales » dans la recherche des informations. Ainsi, on ne peut pas cacher sa qualité de journaliste à ses interlocuteurs. En l’occurrence, Dutroux savait, semble-t-il, qu’il s’adressait à un collaborateur de VTM. Fallait-il aussi que le journaliste s’annonce aux fonctionnaires de la prison, simple « points de passage » vers la source de l’information? On peut penser que non. Les instances de déontologie devant lesquelles le dossier devrait être déposé donneront un jour leur appréciation.

Mais il faut encore interroger l’éthique et l’usage. En leur nom, des journalistes courageux agissent parfois visage masqué, parce que l’enjeu de leurs recherches l’exige et qu’ils ne peuvent obtenir la vérité autrement. Ils le font au nom d’une nécessité démocratique, sociale ou humanitaire. Rien de tout cela chez VTM qui se gargarise du mot « investigation » et qui cherche d’abord, ici, le succès d’audience et la notoriété. Prix de l’opération: une tribune complaisante offerte à Dutroux, une anticipation sur des débats à venir au procès, un risque de perturber le processus judiciaire en cours.

Le politique. Le sénateur a abusé de son mandat public, il a menti au personnel de la prison, il a servi les intérêts d’une chaîne privée et il a pris lui aussi le risque, même passivement, de perturber la justice. Comme si cela ne suffisait pas, il a bravé ses détracteurs, mettant quiconque, dont le président du Sénat, au défi de le sanctionner, avant d’enfin présenter des excuses à son parti. Conséquences politiques ? Rien, ou tout comme, parce que le règlement du Sénat ignore ce genre de situation et parce que le VLD a trop besoin de l’apport électoral de l’ex-entraîneur national de judo, qu’il serait fâcheux de laisser filer au Vlaams Blok. Double leçon à tirer de ceci: les instruments déontologiques manquent pour baliser le comportement des parlementaires en dehors des assemblées, et il ne suffit pas d’être « BV » ( bekende vlaming, Flamand connu) avant les élections pour être fiable et compétent après.

L’escapade arlonnaise aura ainsi souligné à quel point des comportements politiques ou médiatiques, sans contrevenir franchement aux règlements, peuvent parfois manquer cruellement d’éthique. Mais celle-ci, c’est sa nature, ne relève d’aucune autre instance que la conscience de chacun.

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