L’espace bleu entre les nuages

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Depuis l’automne, marqué par la faillite de la Sabena et de City Bird, 650 pilotes sont sans travail. Hautement qualifiés et presque impossibles à recycler, ils gardent une seule obsession: voler.

L’homme fixe longuement les nuages. « Etre pilote ? C’est comme être pompier. Ou cow-boy. » Cet ancien commandant de bord sait de quoi il parle. « Il y a une si grande part de rêve, dans ce métier », soupire-t-il. Tout y concourt: l’intensité d’une vie particulière, aux horaires perpétuellement décalés, les milliers de kilomètres parcourus, la compagnie presque familière du risque, la hauteur des salaires, jusqu’aux prestigieux uniformes.

Plus dure sera la chute. Aujourd’hui, les cow-boys du ciel ont le coeur lourd. Frappés de plein fouet par les fermetures successives de compagnies aériennes (Air Belgium, Constellation, City Bird et la Sabena), trois quarts d’entre eux ont perdu leur emploi, l’an dernier. Six mois après ces faillites, 650 pilotes n’ont toujours pas retrouvé le chemin des cockpits. Quelque 150 de leurs collègues ont décroché un contrat à l’étranger (Grande-Bretagne, Italie, Singapour, île Maurice…) et 150 autres ont été engagés chez Thomas Cook, VG Airlines et Birdy Airlines, les nouvelles compagnies belges. Cela reste peu.

« Leur deuil n’est pas fait, analyse Anny Poncin, qui coordonne notamment, au Forem, les cellules de reconversion créées pour aider les sabéniens. Ils n’arrivent pas encore à y croire. On n’imagine pas le traumatisme d’un licenciement collectif. Je conseille à mes équipes de prendre le temps et de ne pas forcer les gens à choisir. En dehors de leur compagnie, ils ne connaissent rien du marché du travail. » A l’association belge des pilotes (BeCA-Belgian Cockpit Association), on ne pense pas autrement. « Une majorité des pilotes sont blessés dans leur propre image », ajoute Pierre Ghyoot, le secrétaire général. Et puis, il y la sensation de vide, vertigineuse, qu’éprouvent ces as des airs, accros d’une vie intense. « Je n’ai jamais travaillé de 9 à 17 heures, résume une ex-copilote de long-courrier Sabena. Je m’imagine mal dans un bureau. »

Sans emploi, de nombreux pilotes se retrouvent désormais chez eux tous les jours, ce dont ils n’ont guère l’habitude. « Ma femme et moi avons échangé les rôles, explique ce pilote, resté cinq mois sans travail. Alors qu’elle était mère au foyer depuis plusieurs années, mon épouse a repris un travail à temps plein. Moi, je m’occupais des enfants. Ma mission: faire en sorte qu’ils soient en pyjama à 18 heures et que le repas soit prêt. »

Quels que soient les états d’âme de ces pilotes, la vie quotidienne est là pour les ramener sur terre. Car, pour la plupart d’entre eux, il y a urgence. Financière, d’abord. Leurs allocations de chômage, plafonnées à quelque 900 euros par mois, font pâle figure par rapport aux 4 000 à 5 000 euros mensuels versés aux commandants de bord en exercice. « Il est vrai que nous gagnions plus que d’autres, reconnaît Waldo, un pilote de 42 ans. Mais l’argent part très vite: chacun vit en fonction de ses moyens. » Contrairement à ce qu’affirme la rumeur, les pilotes ne disposent donc pas, ou pas tous, de plantureuses réserves financières. Six mois après leur licenciement, les éventuels trésors de guerre ont d’ailleurs fondu. Les uns, à court de liquidités ou dans l’impossibilité de rembourser un emprunt hypothécaire, ont revendu une maison, une voiture, une moto. Les autres ont reçu la visite d’huissiers. Certains, enfin, convaincus de n’être plus rien depuis qu’ils n’ont plus grand-chose, ont du mal à se relever.

Pour autant, la majorité des chevaliers du ciel n’en démordent pas: ils veulent voler. « Ils ont consacré leur jeunesse et leurs finances à ce seul objectif, explique Yvan, ex-délégué syndical de la Sabena, désormais accompagnateur social au sein de la cellule de reconversion de Wavre. Ils ne veulent pas faire autre chose. » Envoyer d’anciens pilotes travailler aux guichets de La Poste, comme cela s’est vu, n’a guère de sens. « J’ai toujours voulu être pilote, résume ce commandant de bord. En vol, vous avez l’impression de fusionner avec le ciel, avec les technologies, avec votre équipe. Bien que ce soit un métier aux règles très strictes, vous avez le sentiment d’être libre. Je ne me vois pas faire autre chose. »

Rancoeur

Et c’est bien là le problème. Car les pilotes sans emploi disposent d’une qualification qui ne leur est pratiquement d’aucune utilité sur le marché du travail. En outre, un pilote habilité à voler sur un Airbus ne peut diriger un Boeing, et inversement. Leur formation professionnelle, qui dure en général de 12 à 18 mois, ne bénéficie d’aucune reconnaissance officielle, pas plus qu’elle ne leur permet d’embrayer sur des études de l’enseignement supérieur ou universitaire. Si un projet, qui consiste à assimiler la formation de pilote à un graduat, existe en Communauté flamande, rien de tel ne se profile encore en Communauté française. « Sortis du contexte aérien, nous ne valons plus rien », constate Yves, un commandant de 34 ans.

Pis, la majorité des jeunes pilotes, désormais sans emploi, sont tenus de rembourser l’emprunt contracté pour financer leur formation, dont le coût avoisine 75 000 euros. « Certains jeunes lavent des voitures ou travaillent dans des fast-foods pour rembourser 750 euros par mois à leur banque, témoigne Jocelyne, une ex-hôtesse, écoutante bénévole pour la ligne d’assistance téléphonique Care Team, mise sur pied afin d’aider, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tout le personnel du secteur aéronautique. Sinon, on revend la maison de leurs parents. » De toute évidence, ce sont les jeunes pilotes, fraîchement issus de leur formation, qui paient le plus lourd tribut aux faillites. Sans heures de vol à faire valoir, ils ne voleront probablement jamais.

« Je n’ai jamais choisi d’arrêter ce métier: c’est le gouvernement qui l’a décidé pour moi », lance, amère, une copilote trentenaire. La colère, la rancoeur, le dégoût. En dépit du temps qui passe, les pilotes ne pardonnent pas au gouvernement d’avoir opté pour la faillite de la Sabena, l’accusant, en vrac, d’avoir fomenté de longue date sa fermeture, de mettre en place un plan social déculpabilisant mais inadapté, d’avoir diabolisé la corporation et de n’avoir rien tenté pour sauver les compétences des pilotes, véritable patrimoine aéronautique du pays. Sur ce dernier point, les pilotes de City Bird ne leur donneront pas tort, eux qui n’ont pas eu droit au plan social élaboré pour les sabéniens. « Ces mesures sont difficilement justifiables vis-à-vis des autres chômeurs, dont je suis, lâche un ancien commandant de City Bird. »

En dépit des apparences, les pilotes ne cherchent pas à faire pleurer dans les chaumières. Tout au plus tiennent-ils à souligner les particularités d’un métier qui, parfois, les handicape. Car les pilotes doivent remettre leurs qualifications régulièrement à jour et reconfirmer leur licence. S’ils ne sont pas au service d’une compagnie, le renouvellement de cet indispensable sésame ne peut s’opérer qu’au prix d’heures passées en simulateur de vol. Dont coût: entre 300 et 900 euros l’heure, éventuellement partagés entre pilote et copilote. Des examens médicaux (125 euros) leur sont également imposés tous les six mois. « Pas mal de pilotes s’endettent pour entretenir leurs compétences », confirme-t-on à la BeCA.

Poussés dans les cordes, la majorité des pilotes sont, pourtant, réticents à demander de l’aide. La ligne téléphonique Care Team ne résonne guère et les cellules de reconversion ne reçoivent pas la visite de tous les travailleurs concernés. « Dans son avion, le pilote est seul maître à bord, explique Pierre Ghyoot (BeCA). En cas de problème, il ne peut compter que sur lui. Sur terre, il n’agit pas autrement. »

Dans un paysage aéronautique mondial en crise, notamment depuis les attentats du 11 septembre, tous espèrent un redémarrage du transport aérien, annoncé pour la fin de cette année. « En attendant des jours meilleurs, il faut tenter de décrocher des contrats, fût-ce à temps partiel ou à l’étranger, explique Waldo, commandant de bord. Parallèlement, il faut s’activer pour s’ouvrir d’autres horizons professionnels, au cas où… »

Rêve perdu

Obstinés, certains pilotes ont pris leur courage à deux mains et sont partis, en France par exemple, faire quasi du porte-à-porte dans les compagnies aériennes. « Un responsable du recrutement m’a dit qu’il avait reçu 600 CV pour 2 places disponibles, explique Yves, un ex-pilote de la Sabena. Mais cela m’a fait du bien de passer à l’action et de sortir de la maison. » L’homme, qui se définit comme un « chanceux », vient de décrocher un contrat à durée indéterminée en Grande-Bretagne, où il compte s’installer avec toute sa famille.

Seuls quelques pilotes – une septantaine, selon la BeCA -,ont choisi de tourner définitivement la page, soit en prenant leur pension, soit en quittant le métier. Certains d’entre eux vendent aujourd’hui des assurances ou des GSM. Six sont entrés à la Force aérienne. D’autres sont restés dans le secteur aéronautique, par exemple dans le contrôle aérien. « Le métier de pilote reste l’un des plus beaux du monde, mais cette vie professionnelle, qui prend aujourd’hui la forme d’une succession de contrats à durée déterminée et d’une expatriation quasi forcée, n’est plus à même de me combler », explique Renaud, pilote reconverti en aiguilleur du ciel. Marié dans quelques mois, contraint de rembourser le prix de sa formation durant trois ans encore, Renaud avoue que voler lui manque déjà. « J’ai perdu mon rêve, dit-il. Etre pilote à la Sabena, une compagnie qui transportait 11 millions de passagers par an, c’était quelque chose ! Mon deuil est-il fait ? Je n’ai pas le choix: on ne peut pas, toujours, regarder en arrière. »

Au-delà des difficultés rencontrées sur le plan individuel, d’aucuns se réjouissent de l’assainissement du marché, induit par la restructuration du secteur aéronautique. « On ouvre une nouvelle page, avec une concurrence plus forte et un marché du travail plus sain, analyse Pierre Ghyoot (BeCA). Les pilotes qui se sont temporairement expatriés et qui reviendront voler ici plus tard vont renouveler la culture d’entreprise du secteur: à l’avenir, le pilote fera sans doute preuve de plus d’humilité, d’ouverture et d’ardeur au travail. Il disposera aussi de moins de privilèges. »

Salaires bradés

Ce n’est pas ainsi que les pilotes voient les choses, sur le terrain. Car ceux qui ont conservé leur travail (à la DAT, par exemple, devenue, depuis, la SN Brussels Airlines), ou en ont retrouvé un en Belgique déplorent une dégradation générale de leurs conditions de travail. « En une nuit, on a changé toutes nos conventions, explique Paul, pilote à la DAT. Depuis, on assiste à une réelle démotivation du personnel. Même si un réalignement était nécessaire, jusqu’où va-t-on brader les salaires ? »

Ce n’est pas tant la réduction des salaires (en recul de 30 % au minimum par rapport aux barèmes de la Sabena), que l’augmentation de la productivité qui fait réagir le personnel navigant. Le nombre d’heures de vol imposées a augmenté, tandis que les périodes de récupération se sont faites plus courtes. « L’augmentation du facteur risque est indéniable, souligne Pierre Ghyoot (BeCA). Il arrive plus souvent qu’avant que les pilotes s’assoupissent pendant les procédures d’atterrissage. »

Nombre de pilotes font, aussi, état des pressions exercées à l’encontre de ceux qui ont été les plus actifs sur le plan social. « Il existe des listes noires, où figurent les noms des délégués des pilotes les plus en vue. Ils ne seront jamais engagés », dit l’un d’entre eux. « Lors des interviews d’embauche, par exemple chez Birdy Airlines, les recruteurs demandent si l’on a participé ou non aux mouvements de grève, à la Sabena », rapporte un autre.

Ajouté aux problèmes financiers, aux éventuelles tensions familiales, à l’oisiveté, ce « climat de terreur » n’a pas tardé à provoquer de sérieux passages à vide chez les pilotes, dont l’un s’est récemment donné la mort. « Si on ne fait rien, on va assister à d’autres drames, redoute Michel Balthus, un pilote de la Sabena pensionné depuis janvier et responsable de Care Team. Les sabéniens ont besoin d’un accompagnement psychologique. Des centaines d’entre eux sont désespérés. »

Seul le simulateur de vol leur redonne des ailes. « Quand je m’y assieds, explique un ancien commandant, j’en bave, certes, parce que ce n’est pas l’idéal. Mais, au moins, je suis heureux. »

Laurence van Ruymbeke

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