L’ère du vide

Il y a tout juste trente ans, le philosophe Gilles Lipovetsky publiait L’Ere du vide (1). Véritable essai prophétique, l’ouvrage décrit une société marquée par une perte de sens et par des nouvelles attitudes.

Lipovetsky pointait l’apathie, l’indifférence, la substitution du principe de séduction au principe de conviction et la généralisation de la manière humoristique – du  » LOL « , dirions-nous aujourd’hui. Un contexte dans lequel le discours collectif n’est plus tenu par des systèmes d’idées ou de valeurs, mais par les médias. Aussi, différents événements récents mettent une nouvelle fois en exergue le basculement vers ce vide qui dorénavant nous régit.

D’abord sur les errances numériques de Luc Trullemans, elles-mêmes symptomatiques car relevant du degré zéro de l’argumentation et de l’invective : l’individu noie sa colère et s’épanche sur les réseaux en produisant un copier-coller sur Facebook. A l’ère du viral, la bêtise s’avère contagieuse. Désormais, les propos de comptoir se voient eux-mêmes plagiés et rediffusés en continu sur les réseaux. L’énonciateur disparaît au profit de l’énoncé reproduit.

Or, à l’ère du viral, certains journalistes cyber-vigilants se veulent anticorps, épinglant et dénonçant l’humeur orageuse du monsieur Météo à coups de tweets. De fil en aiguille, la médiatisation de l’affaire débouche sur un véritable  » effet Frankenstein  » : l’ex-présentateur de RTL, dont le rôle se limitait à pointer du doigt un ciel couvert et réciter les éphémérides du jour, devient d’un coup prescripteur politique et porte-voix d’une majorité silencieuse, voire premier martyr médiatique d’un  » printemps wallon  » qui, nous dit-on, couvait jusque-là.

Consécration du phénomène monté en épingle : la programmation d’une double messe dominicale (Controverse & Mise au Point) par les deux paroisses concurrentes, en présence – sur les deux plateaux – du grand inquisiteur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, pour attester de l’excommunication cathodique de l’ancienne vedette télé.

Reste que Frankenstein-Trullemans, devenu symbole politique d’une parole muselée ou d’une xénophobie ordinaire (selon les avis), n’est que le colporteur d’un discours sans auteur, d’une parole décomplexée non-signée. Un maître à penser sans pensées.

Et là où tout énonciateur se vaut, tout énoncé  » choc  » est bon à (re)prendre comme en atteste Laurette Onkelinx (PS) paraphrasant ce 1er mai la référence médiagénique du moment :  » On pourrait peut-être demander à Nabila ce qu’elle en pense (sic). La droite progressiste… Allô… non mais allô quoi… c’est comme si on disait qu’une fille n’a pas de shampooing… « On espère au passage que le PS s’est acquitté des droits sur cet aphorisme breveté qui, rappelons-le, demeure la propriété intellectuelle de Nabilla, star des Anges de la télé-réalité 5.

Ainsi, de ce 1er mai on retiendra un énième ping-pong rhétorique entre  » gauche  » et  » droite  » par médias interposés. Peu importent désormais la valeur du name-dropping et les références, pourvu que les petites phrases soient reprises dans les condensés du JT. Et à ce jeu, la notoriété de Nabilla, héroïne du prêt-à-jeter médiatique, arrive loin devant César De Paepe ou Émile Vandervelde – un fait que semble également regretter Charles Michel (MR) :  » Il fut une époque où les socialistes s’en référaient à Marx. Aujourd’hui, c’est Nabilla… « .

Reste qu’autant la référence à Nabilla que l' » affaire  » Trullemans incarnent aujourd’hui la primauté de l’acte de communication sur la nature du communiqué – symptômes de cette ère du vide où comme le soulignait Lipovetsky :  » Plus ça s’exprime, plus il n’y a rien à dire.  »

(1) L’Ere du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Gilles Lipovetsky, Paris, Gallimard, 1983.

Retrouvez la chronique de Thierry Fiorilli les lundis et mardis à 7 h 20 sur Bel-RTL Matin.

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