L’ère du soupçon

Secouée par la révélation de l’existence d’un système de surveillance généralisé des salariés, la filiale française du roi du kit vit une crise sans précédent. Difficile de rétablir la confiance, d’autant que le dialogue avec les syndicats semble problématique.

« Ils n’ont rien compris. Ce sont eux qui nous espionnent, et c’est à nous de revoir notre attitude !  » s’emporte Isabelle (1). Le matin même, cette salariée d’Ikea France a participé à une session de formation autour du nouveau code de conduite du leader suédois de l’ameublement. En juin, la direction a distribué aux 10 000 employés de l’Hexagone un petit livret destiné  » à clarifie[r] le comportement à adopter dans les relations internes comme externes « . Les ateliers – obligatoires – ont débuté dès cet été. L’initiative fait suite à la révélation, en février dernier, par Le Canard enchaîné, d’un système d’espionnage faisant appel à des sociétés extérieures pour s’informer sur le personnel. Depuis, plusieurs plaintes ont été déposées par les syndicats maison, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Versailles et quatre dirigeants ont été congédiés.

Mais la tension est loin d’être retombée dans les 29 magasins français du roi du kit, qui a vu son image sérieusement écornée par ce scandale. Trente ans après son implantation en France, le groupe scandinave y affronte une crise sans précédent. Sous le choc, les employés n’en reviennent toujours pas. Chacun se demande désormais s’il n’a pas été visé, lui aussi, par l’une de ces enquêtes commanditées à une société d’intelligence économique, récoltant des informations à caractère privé. Une page se tourne sur l’époque où le tutoiement de rigueur devait symboliser une gestion réputée  » sociale « .

 » Au début, tout se passait bien, raconte Salvatore Rinaldo, délégué CFDT, vingt et un ans d’ancienneté au compteur. Puis, avec le temps, le dialogue est devenu plus difficile et nous avons perdu bon nombre de nos avantages.  » Salaires généreux, augmentations régulières, Ikea faisait figure d’employeur modèle. Les candidats à l’embauche étaient légion. Mais, à l’orée des années 2000, un climat de suspicion va s’installer. Au magasin de Paris-Nord, à quelques encablures de l’aéroport de Roissy, comme à Saint-Priest, dans la banlieue lyonnaise, d’inquiétants incidents se multiplient. Roues de voitures déboulonnées, disparition de 800 000 euros d’une caisse d’un restaurant d’entreprise, menaces visant l’encadrement. Pour éteindre ces départs de feu, la direction se tourne, en 2003, vers le département gestion des risques. Celui-ci pointe le système de recrutement qui, depuis l’arrivée du groupe en France, privilégie les populations locales. Diagnostic : cette méthode ne permet pas une sélection optimale des postulants.

C’est alors que tout va déraper. Le responsable de la sécurité, Jean-François Paris – aujourd’hui licencié – décide de faire appel à des sociétés privées. Sollicitées pour s’informer d’abord sur une poignée de salariés, celles-ci traiteront des dizaines de dossiers puis plusieurs centaines. Parmi les moyens utilisés, le fichier du Stic du ministère de l’Intérieur. Suspects, auteurs d’infractions, victimes ou simples témoins s’y côtoient. Chaque consultation est facturée 80 euros à Ikea.  » Merci de me donner profil du gars. Me prévenir par téléphone si cas intéressant « , écrit ainsi, en janvier 2004, Jean-François Paris à l’intention de la société Sûreté International. En 2008, la liste des demandes s’est singulièrement allongée, à tel point que ses interlocuteurs réclament un délai :  » Désolé, le fichier est très conséquentà 200 personnes « , s’excuse Paris.

Lorsque l’affaire éclate dans la presse, en février dernier, les syndicats disposent de milliers d’e-mails tendant à démontrer l’existence d’un système de surveillance généralisée : 22 magasins seraient concernés. Pis, selon le magazine L’Expansion, Ikea aurait même infiltré des taupes pour espionner ses collaborateurs.

Il faudra attendre deux mois, après ces révélations, pour que le roi de l’ameublement bon marché sorte de son silence. Le premier communiqué de presse, tombé le 6 avril, évoque  » des pratiques [qui] n’ont pas respecté les valeurs et l’éthique de l’entreprise « . Il annonce une série de mesures visant à corriger les dysfonctionnements constatés : révision des procédures de recrutement, du modèle de gouvernance et projet d’une charte éthique. Une équipe de cadors issus de différents pays européens débarque au siège d’Ikea France, à Plaisir (Yvelines), et constitue une cellule de crise. En mai, quatre dirigeants de la filiale (dont l’ex-patron et l’ex-directrice des ressources humaines) sont contraints de quitter l’entreprise. Ils sont suspectés d’avoir joué un rôle dans le système d’espionnage mis au jour.

Comment un tel dérapage a-t-il pu échapper à la vigilance d’un groupe aux rouages apparemment si bien huilés ? Patron d’Ikea France entre 1996 et 2009, Jean-Louis Baillot affirme n’avoir jamais été au courant de pratiques illicites. Son avocat, Me François Saint-Pierre, souligne que son client n’a pas été mis en examen, ni même entendu dans l’instruction ouverte à Versailles.

Des failles étonnantes au sein de l’organisation du groupe suédois apportent, cependant, un début d’explication. Ainsi, la filiale française (2e en Europe et 3e au niveau mondial) ne disposait d’aucune direction juridique. De même, elle ne possédait pas de département chargé du respect des règles internes et externes, ni même d’un correspondant informatique et libertés.  » Nous venons de créer un département gouvernance et conformité et nous sommes en train de recruter son responsable, explique le Belge Stefan Vanoverbeke, directeur général France depuis 2010. Nous avons péché par manque de contrôle mais nous faisons tout, aujourd’hui, pour que cela ne puisse plus jamais se reproduire.  » Un audit commandé en mars au cabinet Skadden est censé avoir éclairé la direction sur les dysfonctionnements à l’£uvre.

Un groupe incapable d’adapter son management

Mouton noir de la multinationale, la filiale française est désormais appelée à devenir l’exemple du groupe. Ainsi, les 29 et 30 mai, les représentants syndicaux ont eu la primeur du code de bonne conduite élaboré à la suite du scandale. Casque sur la tête, épaulée par deux traducteurs, Petra Hesser, directrice  » monde  » des ressources humaines, a fait spécialement le voyage pour le leur présenter.  » Poudre aux yeux « , raille Marylène Laure-Douilly, représentante CGT, à l’unisson avec ses homologues. La démarche est jugée maladroite par les syndicats, qui dénoncent les méthodes utilisées (voir l’encadré ci-dessous).

Le dialogue avec la direction semble rompu.  » Ils ne supportent plus la contradiction. Ils n’ont même pas souhaité travailler avec nous pour choisir le cabinet d’audit, s’indigne Salvatore Rinaldo. Ils ont tout fait dans leur coin et ne nous ont lâché aucune information sur le sujet.  » Alors qu’il posait une question en comité d’entreprise sur le coût de l’audit interne, Roger Pouilly, délégué central adjoint CGT, s’est fait envoyer sur les roses :  » Toi, je ne te répondrai pas. Il ne fallait pas porter plainte.  » Choqués par l’absence de prise de contact, même officieuse, de la part de la direction au lendemain des révélations, les représentants syndicaux sont plus qu’amers.

 » Aujourd’hui encore, aucune des victimes d’espionnage n’a reçu d’excuses personnelles de l’employeur « , déplore l’un d’entre eux. Le patron pour la France, Stephan Vanoverbeke, se défend d’avoir mis fin au dialogue :  » Depuis le mois d’avril, j’ai rencontré trois fois le comité central d’entreprise « , dit-il.

La crise actuelle illustre en fait une autre réalité : l’incapacité d’Ikea à adapter son management. Imprégné du modèle de cogestion à la suédoise, qui pratique la démocratie directe, le groupe n’a pas su jouer le jeu du dialogue social à la française, cherchant souvent à contourner les partenaires sociaux. Témoin le conflit avec Adel Amara, ex-représentant FO. Identifié comme l’un des meneurs de la grève dure de 2010 sur les salaires – 23 magasins mobilisés sur 26 -, qui aurait coûté plusieurs millions d’euros de chiffre d’affaires à Ikea, Amara était dans le viseur depuis deux ans. Licencié au début de 2012 et condamné en première instance par le tribunal correctionnel pour  » harcèlement moral  » de plusieurs membres de la hiérarchie, il a pourtant le sentiment de  » n’avoir fait que son travail de syndicaliste « . Mais l’affaire d’espionnage a éclairé d’un jour nouveau l’éviction de ce salarié. Lui aussi aurait fait l’objet d’une surveillance  » rapprochée « .

Pris de court par l’ampleur des événements, le géant nordique pourrait-il tomber de son piédestal ?  » Les candidats à l’embauche risquent de réfléchir à deux fois avant de poster leur CV. Mais les clients continueront à venir « , estime un consultant spécialisé dans la grande distribution. De fait, le chiffre d’affaires des magasins n’a pas souffert. La campagne de publicité pour célébrer trente ans de présence en France a certainement dopé les ventes. Les 10 000 employés, eux, ont été privés de la fête d’anniversaireà annulée à la dernière minute par la direction.

(1) Le prénom a été modifié.

PASCAL CEAUX ET LIBIE COUSTEAU

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