« l’ère de la nourriture bon maché est terminée

L’époque de la nourriture bon marché est révolue, assure Jean-Yves Carfantan dans son livre Le Choc alimentaire mondial. Ce qui nous attend demain (1). La hausse spectaculaire des prix agricoles observée depuis quatre ans révèle une tendance structurelle, qui pourrait annoncer une crise alimentaire généralisée. Comment concilier une demande sans cesse croissante – on dénombrera 8,8 milliards d’humains en 2050 – et une offre limitée par les surfaces exploitables disponibles, la raréfaction de l’eau et les nombreuses menaces qui pèsent sur l’environnement ? L’économiste français, installé au Brésil depuis 1997, élabore deux scénarios pour l’avenir, un  » noir « , si nous ne faisons rien, et un  » vert « , si des mesures énergiques sont rapidement prises.

 » La Terre est plate « , assurait récemment Thomas Friedman dans un livre devenu célèbre. L’ère numérique a accentué la globalisation, des pans entiers de l’économie se  » dématérialisent « , et vous venez rappeler que la terre, l’agriculture, sont des questions incontournables pour notre avenir. Et que des famines à grande échelle pourraient se reproduire. Les politiques ont-ils pris la mesure de ces menaces ?

Hommes et femmes politiques ont beaucoup de mal à s’attaquer à des questions qui n’ont pas d’impact immédiat sur leur propre pays. Des questions décisives sur la sécurité alimentaire, le réchauffement climatique, etc., n’ont quasiment pas d’effet sur notre vie quotidienne. Et elles obligent à agir en coordination internationale. Au Brésil, on dit qu’on  » refile l’ananas  » aux générations suivantes. L’ananas fraîchement cueilli est un fruit piquant, difficile à éplucher… Pourtant, le cycle de hausse des prix agricoles entamé en 2006 doit nous mettre en garde : nous avons changé d’ère. A la surproduction risque de succéder la pénurie. Tout le monde a cru que les années de vaches grasses ne connaîtraient pas de fin ; du coup, les politiques se sont désintéressés de l’agriculture, c’est même devenu un sujet ringard. On a dit aux agriculteurs occidentaux :  » Vous avez eu un rôle important dans l’après-guerre, maintenant, on va juste vous subventionner pour assurer la gestion de l’environnement.  » Comme des jardiniers à grande échelle ! Certains avaient même l’impression de vivre dans une sorte de réserve indienne. Mais les marchés mondiaux croulaient sous les productions accessibles à des prix compétitifs, personne ne s’inquiétait de l’approvisionnement des villes. Ces villes continuent à croître, particulièrement dans les pays en développement, et les citadins aspirent à consommer plus de produits transformés, de viandes, ils ne veulent plus se contenter de tubercules et de grains. Cette nouvelle donne place l’agriculture au premier rang des priorités stratégiques.

Le récent G 20 ne s’est pas penché sur ces questions, cela vous déçoit-il ?

Je n’attendais pas grand-chose de ce G 20. Les chefs d’Etat ont d’abord voulu donner l’impression qu’il y avait un pilote dans l’avion. Je ne les en blâme pas, ils n’ont pas été préparés à ces défis. Mais je suis frappé par le décalage entre la réalité économique globale et l’archaïsme des processus de décision et d’action des gouvernements et des sociétés. Le G 20 a jeté quelques bases de coopération, mais ce sont des balbutiements. Comme s’il s’agissait d’administrer une grande copropriété, et qu’ils étaient en train de créer un syndic. On ne sait pas qui fera partie du syndic, comment il sera élu, mais, jusque-là, chacun ne s’occupait que des problèmes de son petit appartement. Bref, le défi est de faire fonctionner une forme de démocratie à l’échelle mondiale. L’élection de Barack Obama représente une petite pierre dans ce processus : l’exécutif américain est désormais conscient qu’un ordre économique multilatéral est nécessaire.

Par où faudrait-il commencer ?

Par mettre en £uvre les recommandations du G 8 de juillet dernier, au Japon, et les recommandations des Nations unies. Il existe un consensus scientifique (notamment avec le Giec, groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) au sujet de la multiplication, dans l’avenir, des accidents climatiques localisés, comme le cyclone birman. Il faut une aide alimentaire adaptée, c’est le rôle du Programme alimentaire mondial, le PAM. Actuellement, il peut nourrir 9 millions de personnes à la fois. Le G 8 a souhaité que les moyens financiers du PAM soient augmentés. Qu’attendons-nous ? Deuxième mesure à prendre : rapprocher les réserves stratégiques dont dispose le PAM des zones sensibles, comme l’océan Indien. Comment mobiliser les céréales stockées dans les immenses silos européens, par exemple ? C’est long et coûteux. Ces deux mesures peuvent être appliquées très vite. D’autant qu’il me semble percevoir des signes d’une prise de conscience de l’urgence par certains pays, notamment les grands exportateurs de céréales.

Les pays occidentaux sont-ils déjà menacés ?

Ils ont réalisé que les organisations humanitaires ne pouvaient assurer, seules, la sécurité alimentaire de pans entiers de leurs populations fragilisées. Sans ces ONG, des milliers de personnes, en Europe, souffriraient de la faim. Or leurs approvisionnements dépendent de la générosité des pouvoirs publics. Leur financement n’est pas inscrit dans les budgets ; ainsi, la Commission européenne leur a attribué une partie des  » reliquats  » de son budget. Impossible donc d’établir des programmes en fonction des besoins des populations. Certains pays réfléchissent à des tickets d’alimentation – comme aux Etats-Unis depuis les années 1930. En Europe, les tickets rappellent la guerre. Je crois que les nouvelles technologies devraient permettre de créer des outils plus subtils, moins stigmatisants que des tickets, ou que de faire la file pendant des heures pour obtenir des colis alimentaires.

Vous écrivez que l’agriculture doit poursuivre sa modernisation, gagner en productivité partout où c’est possible, tout en respectant l’environnement. Est-ce conciliable ? Le film de Jean-Paul Jaud, Nos enfants nous accuseront, plaide pour le bio comme seul moyen de sauver l’environnement. Est-ce, à vos yeux, irréaliste ?

Si l’on imposait le bio au monde entier, on irait droit vers de graves problèmes alimentaires. D’abord, parce que les produits seraient, au moins les premiers temps, trop chers pour une majorité de la population. Ensuite, parce qu’il faudrait des systèmes de contrôle très pointus, impayables en l’état actuel : le danger d’un d’afflux de  » faux bio  » serait immense, avec les risques sanitaires inhérents à ces fraudes. Enfin, cette agriculture est pratiquée par des personnes disposant d’un bagage de connaissances très supérieur à la moyenne, des connaissances auxquelles la plupart des exploitants dans le monde n’ont pas accès. Cela dit, nous sommes à la fin d’une lame de fond, celle de la  » révolution verte  » lancée dans les années 1950-1960. Ses postulats régnaient sur l’agriculture : sélection des semis, engrais chimiques, herbicides et pesticides (tous trois dérivés de matières fossiles). Personne ne se posait de questions : les agriculteurs  » balançaient  » pesticides et herbicides en fonction des recommandations officielles. On connaît désormais les effets délétères de ces pratiques sur l’environnement. On est sans doute allé trop loin depuis les années 1950, mais ne jetons pas pour autant le bébé avec l’eau du bain. De nouvelles solutions sont apparues, on connaît mieux les processus biologiques. Là où on utilisait des herbicides, on peut semer certaines variétés de luzerne, en  » rotation culturale  » ( NDLR : pratique qui consiste à alterner les cultures dans les champs afin de ne pas épuiser la terre), afin d’éliminer les mauvaises herbes. L’éthologie nous a enseigné comment certaines variétés d’insectes éliminent les autres. Reste à transmettre toutes ces connaissances à tous les niveaux de production.

Vous plaidez pour l’utilisation des OGM (organismes génétiquement modifiés), contre lesquels nombre de citoyens européens s’insurgent.

Grâce à la manipulation génétique, nous pouvons disposer de variétés plus résistantes aux maladies, moins exigeantes en eau. Je comprends les préoccupations des anti-OGM, mais ouvrons le débat : doit-on tout abandonner au principe de précaution ? Il faut trouver un équilibre. Au Brésil, on veut aller de l’avant, la quasi-totalité du soja cultivé est génétiquement modifié, on se soucie peu du principe de précaution. Globalement, on n’a certainement pas circonscrit tous les risques, mais l’impact des OGM sur l’environnement, la santé des animaux et des humains, est bien étudié. En Chine et en Inde, la recherche sur des mécanismes permettant à des gènes modifiés de s’autodétruire est très prometteuse. Seulement, l’Europe s’est mis la tête dans le sable, elle a largement interdit la recherche in situ, dans les champs, qui est pourtant cruciale. Nos spécialistes sont partis en Chine, en Amérique du Sud…

Sans OGM, pas de solution au choc alimentaire ?

Ils sont partie intégrante de la solution à la crise alimentaire mondiale qui s’annonce. Et l’Europe est en retard en la matière. Le débat y a pris un tour caricatural. Si j’étais à la place des dirigeants de Monsanto, Bayer, Syngenta, je licencierais les responsables de la communication et du marketing et j’embaucherais ceux de José Bové ! Le discours sur le  » brevetage du vivant  » ne me convient pas : à mes yeux, il est normal qu’une entreprise qui a investi dans la recherche d’une meilleure semence la rentabilise. C’est de l’innovation technologique, pas du vivant  » naturel « , tel que la nature l’a donné. Cela dit, les pays en développement ont cruellement besoin de ces nouvelles semences, et ne peuvent généralement pas se les offrir. Je plaide pour la constitution de partenariats public-privé pour les mettre à disposition des plus pauvres. Et même pour que l’achat de ces graines soit financé par l’aide internationale.

Cela dit, bien sûr, les OGM seuls ne suffiront pas : nous devons agir sur de multiples fronts : il faudra, parallèlement, avancer sur l’irrigation – les gaspillages d’eau sont phénoménaux en Inde, notamment – et sur l’épuisement des sols. Au Brésil, les agriculteurs ont une attitude  » minière  » : quand le sol est épuisé, ils plantent ailleurs !

Le choc alimentaire redonnera-t-il un peu de pouvoir aux pays du Sud ?

Certains pays – comme la Russie, l’Ukraine, le Brésil, le Vietnam… – auront effectivement la responsabilité de nourrir une partie de la planète, ce qui leur donnera une capacité d’influence considérable. Si la Russie utilise ses céréales comme une arme, comme elle l’a fait avec son gaz, gare ! Imaginez la puissance qu’aurait un  » Foodprom « …

Vous évoquez la nécessité d’un protectionnisme pour l’Afrique.

Certains pays africains sont dans une position très vulnérable. Il leur faut des engrais, des semences, des infrastructures de transport, on doit créer un climat de confiance pour les négociants. Cela va prendre du temps et, dans l’intervalle, les villes continuent à se peupler. Les marchés intérieurs doivent être protégés pendant une phase transitoire, sinon l’afflux de produits importés bradés ruinera tous les efforts consentis. Mais cela ne peut être qu’une étape, car l’Afrique n’a aucunement intérêt à se couper encore plus du marché mondial. Parallèlement, nous devons continuer à démanteler les barrières commerciales, faire mieux respecter les règles de l’OMC.

La spéculation a aggravé la flambée des prix agricoles. Vous ne la jugez pourtant pas condamnable dans l’absolu ?

Non, la spéculation, sur les marchés à terme de produits agricoles, est un outil indispensable de gestion du risque. Simplement, les autorités boursières doivent éviter les dérives. Et j’aimerais qu’un fonds international chargé de  » contre-spéculer  » voie le jour. Un peu comme une banque centrale.

Propos recueillis par Ariane Petit

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