L’envers du décor

A Ans survit un savoir-faire que les plus grandes scènes de Belgique et de France s’arrachent. Bienvenue dans l’atelier construction du théâtre de Liège, où des passionnés pérennisent un véritable artisanat.

 » Maintenance des espaces publics – Division voirie – Secteur nord « , annonce un panneau sur le grillage. C’est à Ans, au nord-ouest de la Cité ardente, entre les entrepôts des véhicules qui veillent à l’entretien de la ville de Liège et le Recyparc, que se cache l’atelier, dans des locaux de presque 2 000 mètres carrés. L’équipe a intégré en 2013 ce site éloigné du centre-ville, qui était jadis une caserne.  » Au moment du déménagement du théâtre, on a visité plusieurs lieux et celui-ci était le plus simple et le moins cher à aménager, se souvient Eddy Niejadlik, responsable de l’atelier. Aujourd’hui, on a un parking, une cuisine et des bureaux, ce qu’on n’avait pas du tout avant.  »

Pour s’épanouir pleinement, l’atelier construction a dû couper le cordon ombilical et s’installer loin de sa matrice, l’ex-théâtre de la Place qui quitta l’Outremeuse pour devenir le théâtre de Liège, installé depuis quatre ans dans l’ancien bâtiment de la Société libre d’émulation, sur la place du 20-Août. Gros avantage de cet exil forcé : le gain d’un énorme espace de stockage, où chaque coin, chaque rayonnage fait surgir les souvenirs d’un spectacle. Là, c’est la voiture d’Apocalypse Bébé, l’adaptation du roman de Virginie Despentes par Selma Alaoui. Ici, c’est un des mannequins utilisés dans L’Histoire du soldat de Ramuz et Stravinsky, mis en scène par Jean-Michel d’Hoop. Il y a des jarres assez grandes pour que des danseurs puissent s’y cacher entièrement. Il y a une multitude de tables et de chaises, un squelette de dinosaure, d’autres squelettes, humains. Tout un petit monde factice, bien rangé, prêt à être redéployé en quelques heures.

Avignon

On retrouve, gentiment repliées, avec leur nom indiqué sur la tranche –  » église « ,  » les voisins « … -, les différentes maisons de Tristesses, la pièce d’Anne-Cécile Vandalem qui, après son succès en Belgique, a fait fureur dans le In d’Avignon en 2016 et qui tourne toujours aujourd’hui (1). Pour le théâtre de Liège, ce décor, complexe et imposant, qui était à la fois celui d’un spectacle théâtral et d’un tournage dont les images étaient projetées en direct, a renforcé une réputation qui va grandissant depuis quelques années, en Belgique, mais aussi au-delà.  » Cela fait cinq ou six ans que l’expertise de nos ateliers, à la fois de décors et de costumes, est reconnue au niveau international, précise Bertrand Lahaut, responsable de la diffusion au sein de l’institution. Depuis Le Bourgeois Gentilhomme, mis en scène par Denis Podalydès, dont les costumes imaginés par Christian Lacroix ont été réalisés chez nous, on sent dans les discussions avec les professionnels que le théâtre de Liège est vraiment estimé pour la qualité de son travail.  »

Dernier signe en date de cette reconnaissance : Les Parisiens (2). Ce spectacle écrit et mis en scène par Olivier Py, présenté en juillet dernier au festival d’Avignon – dont Py est le directeur – a vu ses décors se construire dans le hangar de Ans.  » On connaît Olivier Py depuis longtemps, poursuit Bertrand Lahaut, depuis l’époque où il dirigeait l’Odéon à Paris. Mais plus généralement, nous sommes censés connaître tous les directeurs des grands théâtres en France, puisque notre travail consiste aussi à trouver des coproducteurs. Par exemple, pour Tristesses, qui était vraiment une production ambitieuse, les quatre partenaires belges – Liège, le National à Bruxelles, Namur et Mons – ne suffisaient pas pour boucler le budget. Donc, dans ce cas, on a dû se tourner vers des partenaires étrangers. Et il faut bien dire qu’à ce niveau-là, les partenaires français, de par la langue commune et la grandeur du territoire, restent des interlocuteurs privilégiés.  » Dans le cas des Parisiens comme dans beaucoup d’autres, l’apport du théâtre de Liège dans la coproduction est constitué moins par de l’argent que par la mise à disposition de ses ateliers.  » C’est du win-win, lance le chargé de diffusion, nous faisons travailler nos équipes et, par ailleurs, c’est une vraie carte de visite d’avoir notre atelier associé au plus gros festival francophone du monde. Aujourd’hui, notre objectif est que le théâtre de Liège soit présent chaque année à Avignon, d’une façon ou d’une autre.  »

Artisans

Dans l’espace qui lui est réservé, loin de la poussière de la menuiserie, Sandra Belloi s’affaire sur la salle de bains du décor de Last Exit to Brooklyn (Coda) (3), adaptation par Isabelle Pousseur du dernier chapitre du roman de Hubert Selby Jr. Il y a aussi une cuisine, avec un évier qui doit fonctionner, des armoires de récup… Des modules sur roulettes peints dans des couleurs flash très seventies. Sandra Belloi est l’ultime représentante d’un métier en voie de disparition : c’est la dernière peintre attachée à un atelier de décor de théâtre en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Il reste quatre ateliers de construction de décor en Belgique francophone, dont deux sont liés à des maisons d’opéra – La Monnaie et l’Opéra royal de Wallonie. L’autre atelier lié à un théâtre – celui du Théâtre national à Bruxelles – n’a plus de peintre à demeure et travaille avec des free-lances.  » Le fait qu’on soit une équipe installée dans un lieu permet d’assurer un suivi dans le travail, affirme Sandra. Même quand le décor est terminé, on peut assurer des modifications jusqu’à la première, voire après.  »  » Et dans la réflexion avec les scénographes, l’équipe peut aussi apporter sa contribution, nous ne sommes pas que des exécutants « , rebondit Nathalie Borlée, la directrice technique.

Début juillet, le noyau de l’équipe est parti à Avignon assister à la première des Parisiens, afin de voir l’aboutissement du travail mené avec le scénographe Pierre-André Weitz.  » On a construit quatre modules sur roulettes, qu’on a habillés avec des châssis entoilés figurant des façades haussmanniennes, détaille Cédric Debatty, coordinateur de l’atelier. On en voit l’intérieur et l’extérieur dans le spectacle. C’est la particularité de ce scénographe qui travaille depuis très longtemps avec Olivier Py : il aime montrer l’intérieur des choses, la structure, pour que le public voie comment c’est construit. Pierre-André est vraiment un amoureux des techniques de construction des théâtres. Il les connaît toutes, même celles qu’on n’utilise plus et qui ont été perdues au fur et à mesure.  »

Le planning est chargé pour l’atelier de Liège (lire aussi l’encadré), mais la question de l’avenir à long terme se pose pour ces artisans dont le savoir-faire se transmet sur le tas. Etre menuisier ou soudeur, c’est une chose, mais un décor de théâtre, en plus d’être solide, requiert des qualités spécifiques.  » Il doit se monter, se démonter et se remonter très vite, explique Eddy Niejadlik. Dans les tournées, c’est très important que toutes ces manipulations ne prennent pas trop de temps. Et puis, il faut que ce ne soit pas trop lourd et que ça rentre dans un camion ou une camionnette. Les scénographes arrivent avec des plans mais ce sont toujours des lignes sur deux dimensions. C’est à nous de transformer ça en volumes.  » Et pour la petite équipe, chaque projet est un nouveau défi, qui titillera les imaginations.  » Bien sûr, il y a les contraintes de temps et de budget disponible, conclut Eddy, mais le principe de départ, c’est que rien n’est impossible.  »

(1) Tristesses : du 22 au 23 septembre prochains au Théâtre national à Bruxelles ; du 2 au 4 mars 2018 au théâtre de Liège ; les 8 et 9 mars 2018 au PBA à Charleroi.

(2) Les Parisiens : les 2 et 3 septembre prochains au théâtre de Liège.

(3) Last Exit to Brooklyn (Coda) : du 24 septembre au 5 octobre prochains au théâtre de Liège.

Par Estelle Spoto – photos : andréa dainef

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