L’enfer de Sclessin, côté VIP

Ce sont des alcôves avec vue sur match. Le champagne y coule à flots, bu gaiement par le gratin du sport, de la politique et de l’argent. Bienvenue dans les loges du Standard.

Une odeur de viande grillée flotte dans l’air. On croise un sosie de Johnny Hallyday. Des grappes de jeunes se taquinent gentiment, écharpe rouge et blanche autour du cou, vareuse floquée Van Damme. Dix mètres plus loin, trois quadras urinent de concert, le gobelet rempli de bière entre les dents. Un couple s’enlace, à l’ombre du stade rougeoyant de Sclessin. De l’autre côté de la Meuse, le haut-fourneau d’Ougrée se dresse dans un ciel entre chien et loup, entouré d’installations couleur rouille siglées ArcelorMittal.

Il est 19 heures, ce mardi 16 avril, et le Standard de Liège s’apprête à recevoir le Racing Genk. Doucement, la rue Ernest Solvay et la rue de la Centrale se remplissent de monde. Les cars de supporters commencent à arriver, de Tirlemont ou de Mariembourg. De spacieux pullmans loués pour un soir, d’antiques minibus empruntés aux TEC, qui dégorgent des dizaines de Standardmen de coeur. Un autre monde, plus sélect, s’ouvre quand on atteint le parking VIP, au pied de la tribune 1. Là, c’est le salon de l’auto. Un large échantillon de Mercedes CLS 63, BMW 320 d, Peugeot 508, Volvo 365 i… Des Porsche Cayenne, en veux-tu, en voilà. Et toute la gamme Audi : A4, A5, A6, Q5, Q7.

Le deuxième étage de la tribune est réservé aux loges – 30 pièces fermées, avec baie vitrée donnant directement sur le terrain. Chacune peut accueillir 12 personnes. Businessmen, mandataires politiques, journalistes, personnalités people et gloires sportives y assistent aux matchs du Standard, tout en devisant autour d’un bon repas.

Ce soir, la loge de l’intercommunale Tecteo, active dans l’énergie et les télécoms, propriétaire notamment de la marque Voo, reçoit des cadres du groupe, un dirigeant de l’entreprise Luminus, une figure du CDH liégeois, ainsi que des bourgmestres et échevins socialistes. Tous portent autour du poignet le bracelet noir qui conditionne l’accès aux loges. Rituel d’avant-match : chacun parie 5 euros sur le score. L’un mise 3-0, une autre 4-2.  » Il y a un paquet d’optimistes, ici « , s’amuse Jean-Marie Valkeners, directeur commercial de Tecteo. Invité dans une loge voisine, Louis Smal passe dire bonjour.  » On va gounié « , garantit, en wallon dans le texte, l’ex-dirigeant des métallos CSC et ex-député CDH.

Sur la pelouse, Van Damme, Vainqueur, Ezekiel et consorts s’échauffent. Gros, gros match en perspective. Avec chacun 7 points sur 9 depuis le début des play-offs, le Standard et Genk marchent fort. Le vainqueur du jour pourrait faire un pas décisif vers le titre. Mais les Liégeois doivent vaincre le signe indien : lors de leurs quatre derniers matchs à domicile, ils n’ont pas marqué un seul but.

Miss Belgique donne le coup d’envoi à 20 h 30. Surprise : même à l’intérieur des loges, on entend les chants des Ultras presque aussi bien que si l’on se trouvait en tribune.  » Chaque loge est pourvue d’une petite grille qui laisse passer un peu d’air à travers la vitre. Comme ça, les invités peuvent ressentir l’ambiance du stade, ils ne sont pas dans un aquarium « , précise Bob Claes, le jeune directeur commercial du club (il n’a que 27 ans).

A la 25e minute, Yoni Buyens trompe le gardien limbourgeois : 1-0. A la mi-temps, la bourgmestre socialiste de Trooz s’épanche.  » J’ai doublé mes voix en 1988, triplé en 1994. Il n’y a rien à faire, les gens aiment la proximité…  »

En seconde mi-temps, Mpoku double le score à la 53e, et Batshuayi met un ballon dans les filets à la 72e. C’est 3-0. Champagne ! Ce qui n’empêche pas un chef d’entreprise de proférer, sentencieux :  » Je dis toujours, mieux vaut un bon crémant qu’un mauvais champagne.  »

Ouvertes ou fermées

Lieux de fête et de pouvoir, les loges du Standard comptent parmi les figures imposées de la vie liégeoise. Parmi les 30 sociétés qui y louent un espace, on retrouve la Loterie nationale, Ernst & Young (consultance), Knauf (plâtres), Base (télécoms), Lampiris (électricité), SPIE (génie électrique), Collignon (maintenance industrielle), CMI (sidérurgie), Ethias (assurances), Tecteo, Liège Airport, Meusinvest…

Certaines loges poursuivent une vocation commerciale pure et dure. Y sont invités les gros clients, ou les personnes dont l’entreprise espère qu’ils deviendront de gros prospects. D’autres sociétés conçoivent plutôt leur présence au Standard comme un moyen d’accroître leur notoriété, et reçoivent aussi bien des politiques que des people.

Les loges  » ouvertes « , qui permettent aux invités de voir ce qui se passe dans le couloir (et d’être vus), se distinguent par ailleurs des loges  » fermées « , où la porte reste close pendant toute la durée du match.  » Quand tu viens avec un client super exclusif, tu n’as pas envie de le partager. Alors, tu t’isoles « , explique Frédéric Leidgens, directeur commercial du Standard de 2007 à 2011.

L’ensemble forme un mix de grandes sociétés au rayonnement national, voire international, et d’entreprises davantage ancrées dans le tissu liégeo-liégeois, ou liégeo-limbourgeois. Car dans les loges du Standard, on parle autant français que néerlandais. Et ça ne date pas du rachat du club, en 2011, par Roland Duchâtelet, un homme d’affaires de Saint-Trond.

Posé en bord de Meuse, entouré d’usines, le stade de Sclessin se situe littéralement au coeur de la vie économique liégeoise. Un député hennuyer, venu à deux reprises, s’avoue impressionné par la force des réseaux qu’il y a aperçus.  » On voit que Liège est un bloc. On voit aussi que ça reste un bassin industriel important. J’ai vu beaucoup de gens du monde de l’entreprise. Avant d’être invité au Standard, je m’étais souvent rendu dans les loges de Mons, ce n’est pas du tout la même échelle. Parce que le club est plus petit, mais aussi parce que le tissu économique, dans la région, est beaucoup moins développé qu’à Liège.  »

Un autre aspect a frappé ce jeune parlementaire : le côté festif des lieux.  » Le nombre de bouteilles de champagne bues en un match, pour les 30 loges, ça doit se compter en dizaines, et même en centaines.  »

 » Quand j’assiste à un match depuis les loges, trois ou quatre fois par an, le volet foot est couplé avec du boulot, que ce soit une prise de contact ou une négociation, indique le ministre verviétois Melchior Wathelet (CDH). Mais l’aspect sportif prédomine toujours. J’ai déjà été invité à Genk, à Anderlecht et à Bruges, ce n’est pas du tout la même convivialité. Là, je serais capable de rester à table pendant le match. Au Standard, c’est hors de question.  »

Les codes vestimentaires en loges sont à l’image des clubs : costume-cravate à Anderlecht, casual au Standard.  » Anderlecht a sans doute un plus gros potentiel commercial, analyse Frédéric Leidgens. C’est la capitale. Toutes les sociétés nationales y sont. Le revers de la médaille, c’est que beaucoup de gens ne viennent que pour le business. Si le match se termine à 22 heures, il n’y a plus personne à 23 heures. La magie du Standard, c’est que même ceux qui viennent pour affaires sont aussi des passionnés du club.  »

 » Au Standard, il se passe toujours quelque chose, s’enthousiasme un habitué. Quand ce n’est pas Conceição qui met une tarte à l’arbitre, c’est le plus beau tifo de Belgique qui se déploie sur la tribune 3.  »

 » On fait la fête, on chante. Après le match, on assure la troisième, et même la quatrième mi-temps « , s’emballe Philippe Favray, directeur commercial de Circus, un groupe qui gère les casinos de Spa et de Namur, 15 salles de jeux, des bowlings, une société d’écrans Led et plusieurs gros projets immobiliers. Marc Wilmots, Jean-Michel Zecca, Gilles De Bilde, Rodrigo Beenkens, Pierre-Yves Jeholet, les Wathelet père et fils… Tous sont passés par la loge du groupe Circus. Pour faire monter la température, Philippe Favray a sa spécialité : les  » orgasmes « , un cocktail de Baileys, Jet 27 et glace frappée.

Retour sur le terrain, pour un autre Standard-Genk, le 24 février. Un dimanche glacial. De la neige fondante tombe sur Liège, drue. Les supporters attendent le coup d’envoi engoncés dans leur manteau, bonnet sur la tête. Au même moment, une brochette d’invités prennent l’apéritif, blottis bien au chaud dans la loge d’une grande entreprise liégeoise. Coupe de champagne en main, un médecin du CHU scrute le stade à travers la vitre, tout en téléphonant à l’un de ses amis, qui s’apprête à suivre le match depuis une tribune 2 ouverte à tous les vents.  » Pas trop froid ? Toi et moi, là, cela fait un peu lutte des classes, tu trouves pas ?  »

Le froid anesthésiera aussi la partie. Après nonante minutes de jeu au ralenti, les joueurs se sépareront sur un score bloqué à zéro de chaque côté. Qu’importe, côté VIP, la bonne humeur reste de mise. On croise un homme débonnaire, le patron des briqueteries Nelissen.  » L’un des plus gros stands de Batibouw « , précise le journaliste Frédéric Deborsu, son invité ce soir-là. Nelissen loue une loge au Standard depuis plus de vingt ans.  » Si je n’aimais pas le football, je ne serais pas ici, explique-t-il. En même temps, ça amène des relations. Mais je ne parle jamais boulot au Standard.  » A quelques mètres de là, Mario Franchi, à la tête du groupe de transport routier Frisaye, résume l’atout loges :  » Un client qui arrive ici en disant M. Frisaye, il repart en m’appelant Mario.  »

80 000 euros par saison

Dans le couloir, Willy Borsus promène son sourire onctueux.  » Vous allez bien ?  » Le chef de groupe MR au parlement wallon serre une main par-ci, une main par-là, mais on le sent un peu perdu parmi tous ces Liégeois, coincé entre l’ancien ministre Jean-Pierre Grafé et l’ex-secrétaire général du syndicat chrétien, Josly Piette. Dans la loge du groupe Tecteo, Frédéric Waseige, ex-joueur pro et fils de l’ancien sélectionneur des Diables rouges, narre aux convives son unique but en Coupe d’Europe, lors d’un match FC Liégeois-Rapid Vienne.  » Pas de bol, il y avait un brouillard à couper au couteau. On n’a rien vu à la télé.  »

La location d’une loge n’est pas un investissement anodin. Avec les repas et les boissons, le coût revient à environ 80 000 euros par saison, play-offs compris. Les loges les plus convoitées sont celles situées face au rond central, à côté des toilettes ( » là, on est sûr de voir passer chacun des 360 invités au moins une fois sur la soirée « ) ou près du bar.

Ces alcôves où se côtoie le gratin de la politique, du sport et de l’argent alimentent les fantasmes. Les grands accords s’y décident-ils en secret ?  » J’y ai négocié à plusieurs reprises, mais ça aurait tout aussi bien pu se faire à mon cabinet ou dans un restaurant. Le fait que ce soit au Standard ne facilite rien « , déclare Melchior Wathelet.  » Il y a certainement des gens qui se sont rencontrés ici et qui ont fait des affaires ensuite. Sinon, les loges n’auraient pas d’utilité « , estime le président de Liège Airport, José Happart. L’ancien ministre socialiste relativise toutefois l’impact :  » C’est un endroit où les personnes qui comptent se rencontrent. Mais quantifier le return est impossible. Disons que si un candidat hésite à venir travailler à l’aéroport de Liège, il sera peut-être plus facile de le convaincre si on l’invite à un match. C’est la cerise sur le gâteau.  »

Les loges renforcent aussi le  » spirit liégeois « , selon l’expression de Christine Defraigne, sénatrice MR.  » Cela aide à tisser des liens, qui permettront ensuite de défendre un projet collectif liégeois. N’oubliez pas que nous sommes des principautaires.  »

 » Les politiques sont invités dans une loge, mais au cours de la soirée, ils passent de l’une à l’autre, observe le bras droit d’un mandataire PS. Cela leur permet de rencontrer plein de monde en peu de temps. Leur présence est aussi une façon de manifester leur intérêt pour le développement régional. Par ailleurs, il est certain qu’il y a des dossiers qui avancent là-bas. Notamment en matière de construction, de permis. Les loges donnent la possibilité aux décideurs d’expliquer leur projet en direct au ministre, sans passer par le chef de cabinet.  »

 » Ce n’est pas parce qu’un club investit 10 millions pour créer 15 loges hyperluxueuses que ça va forcément rapporter, estime pour sa part Bob Claes, directeur commercial du Standard. Ce qui fait la différence, c’est surtout la qualité des invités, les possibilités de networking.  »

Place to be

De l’avis général, les loges du Standard ne constituent plus le place to be qu’elles étaient il y a quelques années.  » Avant, je connaissais 70 % des invités, confie Jean-Marie Valkeners (Tecteo). Si je devais téléphoner à quelqu’un, je me disais : pas besoin, je le verrai de toute façon ce week-end au Standard. On savait qui on allait y retrouver. Ce n’est plus du tout le cas maintenant. Hormis les gros matches, contre Anderlecht, ça ne draine plus autant d’invités prestigieux.  »

Le changement de direction, en 2011, a sans doute joué un rôle dans cette évolution. Le nouveau président, Roland Duchâtelet assiste aux matchs à l’extérieur, en tribune d’honneur. Il ne possède pas de loge personnelle, à la différence de l’ancien homme fort du Standard, Lucien D’Onofrio. Grand seigneur, celui-ci y recevait une kyrielle de stars : Justine Henin, Bernard Tapie, Zinédine Zidane, Didier Reynders, Michel Daerden, Jean-Michel Javaux, Benoît Poelvoorde, ou encore l’ambassadeur des Etats-Unis. Le tout dans une ambiance très méditerranéenne, avec gardien devant la porte de la loge, prié de n’ouvrir que sur instruction du chef.  » On se serait cru dans la Rome antique, raconte le dessinateur Pierre Kroll, souvent invité. La loge de Lucien D’Onofrio était pile face au milieu du terrain. Tous les supporters, jusqu’au dernier va-nu-pieds des tribunes populaires, savaient où il se trouvait. J’ai parfois été voir un match à un autre endroit du stade. S’il me voyait, il tapotait sur la fenêtre et me faisait un petit signe, pour m’inviter à le rejoindre, à la Jules César.  »

L’aura de Lucien D’Onofrio rejaillissait sur l’ensemble des loges, leur conférait une dimension  » exclusive « . Un âge d’or qui a coïncidé avec une période faste sur le plan sportif, avec en apogée les deux titres de champion de Belgique, en 2007 et 2008.  » C’était de la folie, rapporte Frédéric Leidgens, ex-directeur commercial. On était parfois plus de 200 à rester jusqu’à 3 heures sur la terrasse des loges. Sur trois ou quatre saisons, les clients des loges représentent entre 1 000 et 1 500 personnes. A la fin, tous se connaissaient, se donnaient la bise, faisaient des affaires sans vouloir en faire, ou sans devoir en faire.  »

Après l’état de grâce, le Standard a connu des résultats en dents de scie. Conséquence : si les loges restent un endroit couru, l’ambiance s’y est normalisée.  » Le Standard, c’est d’abord un club de foot, commente Frédéric Leidgens. Le produit, ce sont les matchs et les joueurs. Les résultats conditionnent tout.  »

FRANÇOIS BRABANT

 » Quand tu viens avec un client super exclusif, tu n’as pas envie de le partager. Alors, tu t’isoles  »

 » Un client qui arrive ici en m’appelant Monsieur, il repart en m’appelant par mon prénom  »

Il y a des dossiers qui avancent dans les loges. Notamment en matière de construction, de permis

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire