L’enfer d’une vie de mère

Dans A perdre la raison, le film inspiré du quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte en 2007, Joachim Lafosse adopte le point de vue de la meurtrière. Jusqu’à l’absoudre.

Les premières images donnent le ton : un, deux, trois, quatre petits caissons blancs hissés dans la soute d’un avion à destination d’Agadir… Combien serons-nous à les compter, ces cercueils, et à nous dire qu’  » enfin, il en manque quand même un !  » ? Car il n’est pas un seul spectateur belge qui l’ignore, sans doute : dans l’histoire vraie, celle qui a livré son terrifiant terreau à l’adaptation sensible de Joachim Lafosse, ce sont bien cinq enfants que leur mère, Geneviève Lhermitte, a passés au fil de la lame, il y a un peu plus de cinq ans… Dans la vie, ils s’appelaient Yasmine, Mina, Myriam, Mehdi et Nora ; dans le long-métrage, Jade, Soane et Malika accueillent in extremis un petit frère, dont on n’est pas sûr qu’il soit nommé, à l’écran. Ou si ? Alors d’avance, pardon : trop de larmes à essuyer, un mouchoir au fond du sac et le prénom du bébé, tout juste manqué…

Que les âmes sensibles se rassurent, néanmoins : pleurer, certes oui, elles pleureront. Dès les premières mesures de Scarlatti, ou du Stabat mater de Haydn, qui accompagnent les phases les plus poignantes du récit. Mais rien qu’au début, donc, dans cette évocation très claire du sort qu’attendent les fillettes à belles boucles sombres, et à la toute fin, ces quelques minutes ultimes où l’horreur est seulement suggérée, dans une scène où les s£urettes, captivées par la télé après un goûter de princesses, sont tendrement appelées, une à une, par leur mère  » hors champ « . A tour de rôle, elles quittent le nid douillet de leurs peluches : zoom sur un petit pied en pantoufle qui grimpe l’escalier et… rien, pas un cri, pas une éclaboussure de sang, pas un son de lutte (or l’on sait, hélas, que la disparition des enfants fut autrement violente). Pour la pudeur de ces sentiments, merci, Monsieur Lafosse.

Schaar, dans le viseur de Lafosse

Merci aussi, en un sens, d’avoir rendu une  » autre  » justice à Geneviève Lhermitte, mère aimante, intelligente, attentionnée, fidèle, délicate et dévouée. Au travers du jeu douloureux d’Emilie Dequenne, c’est toute la plongée dans la mélancolie délirante de cette femme infanticide que le réalisateur dépeint pour expliquer l’inacceptable. Cette forme sévère de dépression  » en spirale  » dont elle pâtit, et cette abominable triangulation familiale, bien sûr, dont les jurés du procès n’ont pas voulu retenir la nature pourtant hautement toxique – et même, létale. Dans le viseur de Lafosse : le Dr Schaar, entérologue pleurnichard et pièce maîtresse du drame… Mais revenons à la fiction : quand Murielle (Emilie Dequenne) et Mounir (Tahar Rahir) annoncent leur projet de noces, l’ami de longue date, le  » bon  » docteur André Pinget (Niels Arestrup) se renfrogne. Son omniprésence odieuse (il est partout, tout le temps, jusque dans la chambre à coucher des jeunes mariés, la nuit, quand il s’agit de bercer leur première-née), découle de la relation équivoque qu’il entretient avec son  » fils adoptif  » Mounir.

Lafosse, prudent, ne montre jamais clairement qu’ils sont amants. En revanche, il fait dire par le frère de Mounir que  » tout le monde sait, au Maroc, que le toubib traite son protégé comme une meuf « ). André, de fait, règle tout, rubis sur l’ongle : le salaire de Mounir devenu son téléphoniste, les traites de la maison, les vacances, les cadeaux. Il prend aussi toutes les décisions budgétaires et médicales, et s’arroge tous les droits dans la vie du couple.

Si proche, physiquement, du très peu ragoûtant DSK, Arestrup incarne un personnage à la fois autoritaire et mou, grossier et généreux, insaisissable, totalement insupportable. Comme son modèle, dans la réalité ?  » Parrain  » a-t-il été la cause directe du chagrin mué en folie d’une mère dépossédée de sa propre existence ? Est-ce la torture quotidienne de cette promiscuité forcée qui a forgé la tragédie ? Avec la complicité d’un mari lâche qui, au lieu de fuir quand il en est encore temps, manque de courage par peur de manquer ? Oui, cent fois oui, hurle Lafosse, à travers sa fiction. Et on ne peut qu’imaginer que le réalisateur veut par là pointer du doigt le vrai Dr Schaar et son Bouchaïd chéri, qu’il juge conjointement coupables. En conséquence de quoi, il faut accepter d’absoudre Geneviève Lhermitte de ce qu’elle a commis, au moment de sombrer, seule, dans son gouffre dépressif sans fond.

On sait qu’en décembre 2008 la défense de la mère véritablement extraordinaire qu’a été Madame Lhermitte n’a pas obtenu gain de cause, loin de là, aux assises. Des témoins, des experts sont venus expliquer son désir irrépressible d’emmener loin de tout ça ses trésors, pour les soustraire à l’enfer vécu – en vain. Le visage de plus en plus pâle et bouffi d’Emilie Dequenne, ses grands yeux bleus mouillés et cernés, ses lèvres gercées, traduiront-ils enfin mieux sa terrible souffrance ? L’actrice se traîne, silencieuse, invisible, dans sa djellaba, enchaînant grossesse sur grossesse et encaissant les brimades masculines quotidiennes. Les petites fleurs qu’elle a mises au monde ne cessent de lui rendre ses sourires, mais les adultes, excepté sa belle-mère marocaine, la nient – de quoi sauver le film, en passant, d’une dénonciation indirecte des mariages mixtes. Dans un plan où se lit magnifiquement sa profonde dépression, la malheureuse chante, au volant de sa voiture,  » Femmes, je vous aime « , de Julien Clerc. Pour passer, en quelques secondes, du rire aux larmes. De la joie à la détresse. De l’amour à la mort, histoire connue.

VALÉRIE COLIN

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire