Christian Silvain. © DR

L’Empire du Milieu revoit sa copie

Révolution culturelle au pays de Mao : un procès pour plagiat s’est ouvert fin avril dernier. Il oppose l’artiste belge Christian Silvain à Ye Yongqing, une pointure de l’art contemporain chinois. Retour sur une affaire abracadabrante.

Du jamais-vu. Au point qu’il n’est pas exagéré de parler d’un véritable coup de théâtre juridique poussant tous les observateurs sceptiques quant à la possibilité de défendre le principe du droit d’auteur en Chine à revoir leur position. Objet de cette audience qui s’est tenue le 27 avril dernier au tribunal de la propriété intellectuelle de Pékin ? Savoir si ledit tribunal allait geler les biens de l’artiste Ye Yongqing (1958, Kunming) afin d’assurer l’exécution d’un futur jugement. La décision a beau ne pas encore avoir été rendue, la seule évocation d’une mainmise sur le patrimoine du présumé coupable constitue un pas de géant vers une jurisprudence dans un pays où, rappelons-le, un tel procès est une première.

Quelqu’un en Chine crée la même chose que toi.

Pour mieux comprendre l’affaire, il faut rembobiner le film des événements. Début 2019, Christian Silvain (1950, Eupen) est alerté par des connaissances qui lui signalent que  » quelqu’un en Chine crée la même chose que toi « . Après quelques recherches, l’intéressé  » tombe sur le cul « . Les oeuvres qu’il découvre reproduisent  » quasi au poil près  » les compositions de sa  » période poétique  » entamée dans les années 1980. Silvain n’est pas au bout de ses surprises. Affinant son enquête, il découvre que Ye Yongqing, artiste chinois qu’il ne connaissait pas, écoule des oeuvres à travers le réseau des grandes maisons de vente internationales telles que Sotheby’s ou Christie’s.  » Après être tombé sur mon derrière, je suis carrément passé à travers la chaise, explique-t-il. Ye était un demi-dieu dans son pays natal. Quelqu’un qui renouvelait l’art chinois… avec mes oeuvres. Il jouissait d’une cote incroyablement élevée. Cela veut dire qu’il vendait des toiles jusqu’à 600 000 euros, là où je les proposais au centième du prix. Il a eu des clients comme Bill Gates et Rupert Murdoch.  »

Ye Yongqing, 1999. - Christian Silvain, 1989.
Ye Yongqing, 1999. – Christian Silvain, 1989.© DR

Comment le présumé plagiaire a-t-il construit cette appropriation de grande envergure (dont le détail peut se lire dans un dossier de 7 000 pages de preuves, portant sur 87 oeuvres copiées, déjà entre les mains de la justice chinoise) ?  » Au début des années 1990, Ye a fait une tournée en Europe pendant laquelle il a collecté les catalogues. Il a commencé par les travaux d’Alechinsky et, pour les avoir vus, je peux affirmer qu’il est difficile de reconnaître le vrai du faux. Il est ensuite passé à… Silvain. Il m’a plagié pendant 25-30 ans. Il a aussi pompé Cy Twombly et s’est même risqué à le mélanger avec mes oeuvres ainsi que celles de Rothko « , ajoute l’artiste basé à Kluisbergen.

Sans contrefaçon

Christian Silvain se trouve dépourvu face à l’ampleur de l’escroquerie.  » J’ai vu des images de Ye dans son atelier, c’était hallucinant, il était comme entouré par mes oeuvres.  » Il faut dire que le pillage allégué défie toute logique – un constat qui a fait se demander à certains analystes, de manière peu crédible, s’il ne s’agissait pas d’un pied de nez conceptuel adressé par le Chinois au marché de l’art contemporain. Une position totalement irrecevable, ne serait-ce qu’au vu de la durée de la supercherie ou de l’enrichissement personnel qui en a résulté.

Toujours est-il que face à l’énormité des faits et en raison du pays dans lequel ils se déroulent, Silvain refuse, dans un premier temps, de livrer une quelconque bataille juridique. Trop risqué. En prenant conseil auprès d’une pointure belge en matière de propriété intellectuelle, Me Alain Berenboom, sur le moyen de mettre fin à cette production d’oeuvres préjudiciables, le Belge se voit conseiller de recourir à un homme de loi chinois. Il détaille :  » L’affaire ayant rapidement fait grand bruit sur place, notamment dans la presse où il y a eu des centaines d’articles, des dizaines et des dizaines d’avocats m’ont proposé de prendre l’affaire en charge gratuitement.  » Le 12 août 2019, Me Wu Tao dépose l’affaire devant le premier tribunal intermédiaire de Chongqing.

David contre Goliath ? Un artiste à la notoriété relative, qui plus est venu d’un petit pays, face à une star jouant à domicile et bénéficiant d’une aura internationale ? A la suite de ses révélations, Silvain bénéficie d’un soutien inattendu de la part de nombreux Chinois.  » Au plus fort de la controverse, j’ai reçu quelque 150 mails par jour. Cela m’a permis de me rendre compte que je n’étais pas sa seule victime. Il y a d’abord tous les collectionneurs qui ont été abusés en pensant acquérir une oeuvre originale. Dans la mesure où Ye Yongqing était un professeur admiré de l’Académie des beaux-arts du Sichuan, beaucoup d’étudiants qui l’avaient pris comme modèle sont aussi tombés des nues. J’ai aussi reçu de multiples témoignages d’artistes ayant été victimes de plagiat. Comme cette affaire est susceptible de créer un précédent, elle pourrait améliorer la situation de tous ceux qui sont lésés par le vide juridique chinois en la matière. Sans parler du fait que cette nation tout entière est avide de changer son image, ils en ont assez de passer pour des copieurs « , commente celui dont les oeuvres font partie des collections de plus de 70 musées dans le monde.

Ye Yongqinq, 1995. - Christian Silvain, 1989.
Ye Yongqinq, 1995. – Christian Silvain, 1989.© DR

Dans la foulée de la pression qu’elle met sur les protagonistes, l’affaire produit un effet boomerang que Silvain n’a pas vu venir. De nombreux amateurs d’art venus d’Asie se mettent à s’intéresser à son travail.  » Pas parce qu’ils aiment ça mais parce qu’ils se sont dit que c’était un bon placement « , confie-t-il, réaliste. Les galeries qui le représentent font face à de nombreuses demandes et, parallèlement, plusieurs musées chinois programment des expositions. En toute logique, les prix décollent. Pas de quoi faire perdre le nord à cet artiste qui expose depuis ses 21 ans.  » Mon maître spirituel, c’est Paul Delvaux. Quand les prix de ses oeuvres se sont envolés, il a trouvé cela totalement délirant, il riait de la bêtise humaine. Je suis comme lui « , s’amuse Silvain.

Quelle affectation pour l’important dédommagement réclamé par l’avocat de la partie lésée ?  » Depuis le début, j’insiste sur le fait que je ne veux pas un euro, déclare Silvain. L’argent ira pour une part à ma fondation, qui a pour but de préserver mon héritage artistique. L’autre partie sera affectée à la création d’une fondation en Chine pour soutenir les jeunes artistes, notamment ceux qui sont plagiés.  » Manque la parole de l’accusé que tout le monde aimerait entendre. Hélas, il semblerait que l’homme soit rarement sorti de son silence, voire de chez lui depuis que les choses se sont gâtées, si ce n’est pour adopter une stratégie de contre-attaque insensée. Comme, par exemple, lorsque par l’intermédiaire d’un avocat il a exigé… des excuses de la part du plasticien belge.

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