L’Elysée, la droiteet les francs-maçons

Quelle influence les frères exercent-ils sur le pouvoir en France ? Quel crédit Nicolas Sarkozy leur accorde-t-il ? Quel rôle exact joue le secrétaire général de la présidence, Claude Guéant, particulièrement au cour des relations avec ces réseaux ? Le Vif/L’Express a mené l’enquête.

C’est un sujet tabou qui alimente de nombreuses conversations entre responsables de la majorité. Une présomption pour certains, une certitude pour beaucoup d’autres. Un point que ministres et dirigeants de l’UMP n’acceptent d’aborder que sous le couvert d’un off absolu : le si puissant secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, serait-il un frère ? Ou, en tout cas, les connexions franc-maçonnes de celui par qui passent tant de décisions ne sont-elles pas à ce point solides qu’elles donneraient un tour particulier à la République ? Une partie de la droite s’offusque, s’inquiète des liens entre  » un homme et un réseau « , s’interroge sans jamais oser aborder frontalement ce point sensible censé relever de la vie privée.

Il y en a un qui n’a pas ces pudeurs. C’est le chef de l’Etat. Hier, Place Beauvau, aujourd’hui, à l’Elysée, Nicolas Sarkozy a souvent eu l’occasion de s’adresser de manière très directe au plus proche de ses collaborateurs. Sur un mode taquin :  » Excusez-moi, Claude, mais ce sont encore des frères la grattouille !  » – l’expression est de François Mitterrand. Ou sur un ton plus vigoureux :  » Où avez-vous trouvé ce connard ? Encore un de vos copains de loge ?  » Jamais Claude Guéant ne réplique, jamais il ne proteste. Un élu raconte avoir vu le chef de l’Etat renvoyer un parapheur au secrétaire général en s’exclamant :  » J’en ai marre de ces réseaux francs-maçons !  » Un ministre actuel confirme :  » J’ai déjà entendu le président se plaindre des choix de Claude Guéant « au service de ses amis maçons ». « 

Entre Nicolas Sarkozy et les frères, les relations sont plutôt distantes. Peu familier de cet univers, il a appris à faire avec.  » Il les connaît mal, ne les aime pas particulièrement, trouve leurs codes puérils, note l’un de ses proches. Mais, il se dit qu’il faut les « traiter ».  »  » D’un côté, il ne supporte pas l’idée d’un réseau, il veut être libre, mais il cherche à tout contrôler, ajoute un ancien ministre. Du coup, je ne le sens pas intéressé, je le sens complaisant.  » Officiellement, c’est Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient de France (GODF), un homme venu de la gauche, qui joue les intermédiaires. Mais, au sein de la majorité, c’est le cas de Claude Guéant qui pose question.

La droite et la maçonnerie entretiennent des relations complexes. Alors que les responsables socialistes évoquent généralement avec une certaine sérénité leur appartenance à une loge, les élus de l’UMP semblent vivre cet engagement comme une maladie honteuse. Ils redoutent la sanction des urnes : l’électeur de droite, quand il est catholique, a la réputation d’abhorrer les maçons, ces  » bouffeurs de curés  » et laïques jusqu’au-boutistes – un schéma qui date vraiment, puisque la proportion de frères croyants n’a cessé de croître.

La majorité présidentielle s’inquiète-t-elle pour rien ? Au Le Vif/L’Express (voir page 63), le secrétaire général de l’Elysée déclare :  » Je ne suis pas franc-maçon et je ne l’ai jamais été, contrairement à une réputation qui m’est faite. Si je l’étais, je le dirais.  » Selon lui, cette  » réputation  » provient des contacts noués avec les syndicats de policiers, lors de ses différentes fonctions passées (il a été directeur adjoint du cabinet de Charles Pasqua Place Beauvau, puis directeur général de la police nationale, enfin, directeur du cabinet de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci était ministre de l’Intérieur).

Convaincra-t-il les membres du gouvernement Fillon ? La plupart sont persuadés sinon de son appartenance, en tout cas de sa proximité avec les frères. Au c£ur du soupçon figurent les nominations, susceptibles à elles seules de bâtir cette République franc-maçonne que certains croient déceler. A l’Elysée sont sélectionnés un nombre incalculable de responsables, selon un processus qui doit peu au hasard. A l’échelon du secrétaire général, la liste pour un poste comprend encore cinq ou six noms ; à celui du président, seulement un ou deux.  » Je ne peux pas m’investir sur tout « , a avoué, un jour, Nicolas Sarkozy à un ami pour se justifier de ne pas prêter une attention de tous les instants aux nominations. Et c’est là que les accusations envers Claude Guéant se font pressantes. Un membre important du gouvernement pèse ses mots :  » J’ai des yeux pour voir et des oreilles pour écouter. Il lui est arrivé de nommer, ou de protéger, des personnes d’un niveau médiocre pour la seule raison qu’elles étaient maçonnes.  » Il peut aussi les promouvoir dans la compétition électorale.

Tout est question d’influences et de connaissances. De réseaux ?  » Des gens ont accès à Claude Guéant plus facilement que d’autres « , relève un conseiller du président, qui cite le cas d’un haut dignitaire de la maçonnerie entretenant un lien privilégié avec le secrétaire général, sans raison professionnelle apparente. Un initié qui compte dans la hiérarchie des frères trois points précise :  » Il n’est pas maçon, mais il est bienveillant. Il en a rencontré tellement, il sait que nous sommes dignes de confiance en matière de fidélité et de loyauté. « 

Un Rotary en tablier

L’investissement personnel du secrétaire général dans certains secteurs réputés à forte proportion maçonne contribue à entretenir le doute chez les élus de droite, qui citent un exemple précis : celui de l’énergie. Le rapport commandé à François Roussely, ex-président d’EDF, sur l’avenir de la filière nucléaire française, à la fin de 2009 ; la nomination d’Henri Proglio à la tête d’EDF, en novembre 2009 ; les man£uvres autour de la direction d’Areva, au premier semestre de 2010 : tous les gestes élyséens sont observés avec soin. Et soulèvent des questions : jusqu’où, par exemple, sont allées les interventions de l’homme d’affaires Alexandre Djouhri, autre proche de Claude Guéant ? Quand a été avancé le nom de Yazid Sabeg, actuel commissaire à la Diversité et à l’Egalité des chances, comme possible successeur d’Anne Lauvergeon, les réactions ont été très vives. Nicolas Sarkozy a même reçu une note manuscrite d’un de ses amis ayant contourné Claude Guéant pour mieux le viser :  » Il y a des limites à l’influence de la franc-maçonnerie.  » Anne Lauvergeon a finalement été confirmée dans ses fonctions en juillet dernier.

Les fréquentes incursions de Claude Guéant en politique étrangère intriguent tout autant. Même s’il est difficile, là encore, de s’appuyer sur des certitudes. En Afrique, la maçonnerie constitue un réseau parmi d’autres et fonctionne davantage comme une amicale d’influence – un Rotary en tablier – que l’on rejoint par élitisme utilitaire plus que par conviction philosophique. Faut-il expliquer les liens du secrétaire général de l’Elysée avec, par exemple, Robert Bourgi, dont l’entregent et le carnet d’adresses se révèlent parfois utiles, par la maçonnerie ? Sans doute cet avocat serait-il autant sollicité, quelles que soient ses convictions. Si Claude Guéant compte parmi ses amis le Franco-Ivoirien Georges Ouégnin -au point d’imposer sa présence dans une délégation emmenée par la secrétaire d’Etat au Commerce extérieur, Anne-Marie Idrac, en Côte d’Ivoire – est-ce parce qu’il est un membre éminent de la Grande Loge de Côte d’Ivoire, première obédience du pays des Eléphants ? Ou parce qu’il est un personnage jugé indispensable pour qui veut s’introduire sur le continent, vieux caïman du marigot ouest-africain, directeur du protocole de la présidence ivoirienne sous Félix Houphouët-Boigny, Henri Konan Bédié, Robert Gueï, et même, quelques mois durant, Laurent Gbagbo ?

Des connexions du premier de ses conseillers, Nicolas Sarkozy, on l’a vu, n’ignore pas grand-chose. Mais c’est un autre homme, franc-maçon avéré celui-là, qui a joué un rôle déterminant dans la manière dont le président a appréhendé le monde des frères. Il s’appelle Alain Bauer, et est également un proche de Claude Guéant. Quelques mois avant le premier tour de l’élection présidentielle de 2002, le maire de Neuilly invite le grand maître du Grand Orient de France (GODF) à déjeuner :  » Je pense être Premier ministre si Jacques Chirac est réélu. Les questions de sécurité m’intéressent. Dites-moi ce que vous en pensez.  » En mai, Sarkozy s’installe non pas à Matignon, mais Place Beauvau. Il revoit Bauer.  » Il se souvenait précisément de notre première conversation, m’a dit ce qu’il retenait de mes suggestions et m’a proposé une rencontre au moins mensuelle pour évaluer sa politique, raconte celui-ci. A l’exception de Michel Rocard, c’était pour moi inédit chez un homme politique.  » De là naît sa complicité avec le futur chef de l’Etat. En 2003, Nicolas Sarkozy le nomme président de l’Observatoire national de la délinquance. A la fin de 2006, alors qu’il est redevenu ministre de l’Intérieur, il lui remet les insignes d’officier de l’Ordre national du mérite, avec cette phrase significative :  » Rien au ministère ne se fait sans les conseils, l’impulsion, les idées d’Alain Bauer !  » L’intéressé, flatté, ne nie pas qu’il a été grandement aidé par son réseau de frères de la Place Beauvau.

 » Brossés dans le sens du poil « 

Pendant la campagne de 2007, le candidat de l’UMP fait appel à Alain Bauer – auquel il a imposé le tutoiement – pour collaborer à l’écriture de certains discours et à la préparation de grandes émissions de télévision, puisque les questions de sécurité y étaient souvent évoquées. Il le laisse faciliter l’organisation d’un dîner réservé à quelques centaines de francs-maçons dans un hôtel parisien.  » Le rite maçon interdit les applaudissements « , le prévient Bauer. Qui ne manquera pas d’être chambré le soir même par Sarkozy, après que ce dernier eut fait mentir le riteà

Les relations des frères avec le nouveau président commencent de manière beaucoup moins harmonieuse. Les déclarations de Nicolas Sarkozy à Saint-Jean-de-Latran, le 20 décembre 2007, ses critiques de la morale laïque et ses propos sur la supériorité du curé et du pasteur sur l’instituteur provoquent un tollé dans les temples maçonniques. Le grand maître du GODF de l’époque, Jean-Michel Quillardet, qui souhaite rencontrer rapidement le chef de l’Etat, transmet sa demande àà Alain Bauer. Le rendez-vous est obtenu sans difficulté, pour le 8 janvier 2008.  » Il nous a brossés dans le sens du poil « , observe Jean-Michel Quillardet. Qui veut croire que cette rencontre a surtout eu un petit effet sur le discours de Riyad, que le président prononce dans la foulée, le 14 janvier :  » Après avoir cité les juifs, les catholiques et les protestants, il a ajouté les athées, les francs-maçons et les rationalistes.  » En dialoguant avec le Grand Orient, qui l’éreinte publiquement, Nicolas Sarkozy réussit à apparaître ouvert d’esprit, même s’il campe sur ses positions.

La domination du GODF

Le président sent néanmoins le besoin d’un geste fort. Le 21 janvier 2009, il fait ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé : présenter des v£ux présidentiels spécifiques aux maçons. Alain Bauer a été chargé d’établir la liste des présents et le plan de table. Sont conviés Pierre Lambicchi, François Stifani et Alain Graesel, les trois grands maîtres respectifs du GODF, de la Grande Loge nationale française (GLNF) et de la Grande Loge de France (GLDF), Yvette Nicolas, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France (GLFF), et Michel Payen, président du Droit humain (DH). Il s’agit des cinq principales obédiences maçonniques. A la droite du président est placé Pierre Lambicchi ; à sa gauche, Alain Bauer. Comme pour bien signifier la domination du GODF dans le paysage maçonnique français.  » J’y suis allé par courtoisie à l’égard du président de la République, mais je n’obéis pas à M. « Franc-maçonnerie » autoproclamé !  » explique au Le Vif/L’Express François Stifani, en ciblant Alain Bauer. Il accepte mal que le GODF, une obédience classée à gauche, ait davantage ses entrées à l’Elysée que sa GLNF, où la majorité des frères votent à droite. Ce jour-là, les tensions entre les différentes obédiences s’invitent à la table du chef de l’Etat. Même pendant un quinquennat de droite, les guerres des loges ne s’arrêtent pas aux portes du palais présidentiel.

françois koch et éric mandonnet, avec vincent hugeux et ludovic vigogne

le président à guéant : « encore un de vos copains de loge ? »

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