L’élu n’est pas qu’un presse-bouton

Les partis n’ont pas encore tué tout suspense au Parlement. Il arrive que la discipline de vote se relâche dans les rangs.

Les bonnes manières se perdent. Albert Ier a tôt fait de renoncer à se déplacer au Parlement pour y lire le discours du trône qui fait office de déclaration gouvernementale. Il s’y risque une seule fois en début de règne, en 1910. On ne l’y reprendra plus. Le souverain n’est pas d’humeur à se laisser chahuter à la Chambre.  » Le Roi renonce face aux socialistes frondeurs et bruyants, qui introduisent dans les débats une note « populaire », une opposition bruyante sous forme de chahuts organisés. Trompettes, chansons, et cris à l’appui.  » (1)

Nouveaux venus, les élus  » socialos  » se chargent de l’ambiance. Bousculent les codes.  » La manière moins châtiée dont ils s’expriment, la façon dont ils s’habillent, rompent avec certaines habitudes « , explique Eliane Gubin (ULB). Le choc n’est pas sans rappeler les premiers Ecolo qui débarquent au Parlement dans les années 1980, sans le costume-cravate de rigueur. Rien qui puisse cependant offusquer ou faire rougir la femme de la Belle Epoque finissante : elle brille par son absence parmi les députés et sénateurs en 1914.

L’irruption de la gauche socialiste à la Chambre lui fait ainsi perdre sa physionomie exclusivement bourgeoise et aristocratique. L’assemblée s’ouvre aux intellectuels de la petite bourgeoisie  » en habits râpés et mauvais parapluies « . Encore que les  » aristos  » n’ont pas dit leur dernier mot. A la veille de la guerre, ils abondent toujours chez les élus cathos : 12 députés et 30 sénateurs (soit un quart de la Haute Assemblée) sont nobles.

Les représentants flamands ne se remarquent pas encore vraiment. Et pour cause : le groupe linguistique n’existe pas. Le français reste roi dans les débats. Les 88 députés issus de Flandre, catholiques à 61 %, privilégient la langue de Molière pour croiser le fer avec leurs 98 collègues wallons et bruxellois. Avant-guerre, à peine 10 % des discours prononcés à la tribune de la Chambre le sont en néerlandais. Le Sénat, plus conservateur que jamais, fait obstinément de la résistance.  » Avant la Première Guerre, sept discours à peine avaient été prononcés en néerlandais, le premier en 1913.  » (2)

Le parlementaire de 1914 reste un homme relativement libre de ses actes et de ses propos. Encore maître de son vote. Sa légitimité, il la tient de sa seule assise locale. Il ne la doit pas au parti qui n’est pas encore arrivé à maturité pour le forcer à rester dans le rang, sous peine de représailles.  » On ne peut pas parler d’une véritable discipline de parti lors de l’adoption de projets et de propositions de lois. Les discussions et les votes ne s’opèrent pas strictement selon la division bicéphale majorité contre opposition.  »

Il reste donc de la marge de manoeuvre pour les électrons libres. Chaque élu use pourtant de son libre arbitre avec sagesse et modération.  » Dans trois quarts des cas, la logique majorité-opposition l’emporte « , insiste Eliane Gubin (ULB). Le POB, décidément novateur, est le premier parti à trouver une parade aux francs-tireurs avides de se défouler.  » Il aménage un espace de liberté pour ses députés, en introduisant la notion de  » questions libres  » sur des thèmes balisés : comme la question linguistique.  »

Le cabinet de Broqueville a beau être monocolore, il est moins sûr de ses troupes parlementaires que ne l’est l’équipe Di Rupo. D’autant qu’au sein des formations politiques, ça grenouille entre courants internes.  » C’est avec un ensemble complexe que le gouvernement doit composer : jeune et vieille droites chez les catholiques, doctrinaires et progressistes chez les libéraux,  » participationnistes  » et  » gauchistes  » chez les socialistes « , relève Michel Dumoulin (UCL).

Le Parlement de 1914 est une force politique avec laquelle il faut compter. Ce qui n’empêche pas les élus du peuple d’intégrer déjà le rôle que les élites au pouvoir entendent leur faire jouer :  » Canaliser l’effervescence des forces sociales et la confiner dans une activité parlementaire purement politique, contrôlée par la bourgeoisie « , pointe Els Witte (VUB).

(1) Histoire de la Chambre des représentants, La Chambre, 2003.

(2) L’histoire du Sénat de Belgique, Racine, 1999.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire