Sandrine GOEYVAERTS

Ah, la belge vie: l’Eau de Villée de Michel

Sandrine GOEYVAERTS Sommelière, caviste, blogueuse et auteure de Jamais en carafe (à paraître)

Un terroir, c’est quoi ? Et si c’était, tout autant que ce qu’on produit, les souvenirs qui y sont rattachés, les moments passés, et ceux qui se profilent à l’horizon : la vie est belge, croyez-moi.

C’est tellement loin qu’on pense ne jamais arriver : une bonne heure trente, déjà, de routes bosselées, de champs blond vénitien lourds de cette fin d’été. Puis les pierres, monumentales : la distillerie est là, devant nous, corps de ferme impressionnant. Avant, ça n’avait pas la même mine : un entrepôt, tout juste. Il faut dire qu’à l’origine, c’est la débrouille, les copains, le pharmacien débauché, histoire de faire quelque chose des pommes du coin. Il a fallu qu’un Normand passe par là : « Dites voir les gars, feriez pas du cidre, ici ? »

De fil en aiguille, d’autres fruits tombent sous la main, la distillation se perfectionne. L’affaire des copains est rachetée, prend un rythme de croisière. Et en 1981, grande année : bam, l’Eau de Villée. La première fois que j’y ai goûté, c’était avec Michel. Grande gueule, son mètre quatre-vingts se déploie et il me tend le verre, givré. D’emblée, je suis en Italie, quelque part, vent sur le visage… « Non, tu te plantes, ma grande. Murcie, c’est l’Espagne. » Soit, la géographie et moi… « Tu vois, avec ce truc, on peut tout faire : le boire en digestif, faire des cocktails, en foutre sur un sorbet, ça déchire. Et puis, y a une histoire, et retiens bien ça : les gens aiment les histoires. »

On arpente la distillerie, le musée, l’alambic mobile, la cour pavée. On est bien loin des débuts : s’y sont encanaillés depuis les riches hommes d’affaires Frère, Dumont et Mestdagh, en apportant un peu de fonds. La gamme a poussé, y a eu de nouveaux produits. Même du gin, maintenant, air du temps oblige. En descendant dans la cave avec le maître distillateur, c’est la pomme qui nous saute aux narines. Un peu plus haut, on soutire des cuves, et planent de l’agrume, des plantes… J’ai le nez saturé d’odeurs, je me demande si à force de s’attarder dans le coin, on sent encore quelque chose. Toutes les bouteilles sont alignées, prêtes à être dégustées. Mais toujours, on revient à l’Eau de Villée. « Y a un truc en plus, non ? Tu trouves pas ? »

Fin de service, on est penchés sur nos verres, mal aux pieds, au dos, mais contents. Dans le verre givré, ça sent le soleil, les défis absurdes en été – « je descendrai la colline plus vite que toi », « t’es pas chiche » – la citronnade glacée à l’arrivée, celle qui requinque. « Je crois que c’est de la bergamote, non ? » « Tu sais quoi ? On s’en tape, c’est foutrement bon. »

Les derniers clients sont partis, la salle est presque rangée, ne traînent qu’une bouteille de Bru sur une table et une serviette égarée. On a éteint, seule reste la lumière du bar qui crée des ombres sur son visage, modèle des creux et des bosses. Une mèche sur les yeux, il rit. « Tu vois, on s’emmerde à aller chercher des eaux-de-vie françaises, et tout le bordel, pourtant on a ça sous le nez, et on n’en est pas fiers ? Genre on complexe. A croire que pour qu’un Belge apprécie ce qu’il produit, il faut que ce soit un Français qui lui ait dit.« 

Distillerie de Biercée, l’Eau de Villée.

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