L’autre route

Johan Museeuw, impérial vainqueur du 100e Paris-Roubaix, courra aussi Liège-Bastogne-Liège, mais sans ambition. Depuis vingt ans, un fossé s’est creusé entre les spécialistes de ces courses très différentes

Pas besoin d’être un inconditionnel de la petite reine pour s’émouvoir au spectacle d’un Paris-Roubaix ou d’une grande étape de montagne du Tour de France. Sport épique, riche d’exploits et de défaillances, le cyclisme suscite les passions. Ainsi, dimanche dernier, des millions de fidèles et de téléspectateurs ont compati à l’infortune des dizaines de coureurs malchanceux, victimes des pavés impitoyables, et ont vibré en intense communion avec Johan Museeuw, tout au long de sa superbe chevauchée victorieuse. Pour sceller sa 3e victoire dans l’enfer du Nord, le champion belge a signé un raid solitaire de 41 kilomètres et s’est encore élevé d’un cran dans la hiérarchie des grandes échappées gagnantes de la course. Il y occupe désormais le 5e rang ( lire Le Vif/L’Express du 12/04/2002).

A présent lauréat de 10 succès dans les grandes classiques internationales, de titres de champion du monde et de Belgique, le souci majeur de cet athlète de 36 ans est désormais de quitter le peloton en beauté. Il l’aurait déjà fait, une semaine avant son triomphe à Roubaix, si l’Italien Andrea Tafi ne l’avait privé, de justesse, de la première place au Tour des Flandres. Un exploit qui aurait fait du « lion des Flandres », comme le surnomment les siens, le recordman absolu de l’épreuve, avec quatre victoires. Et, à ses yeux, lui aurait offert le point d’orgue de sa carrière comme porte de sortie.

En fait, très peu de grands champions évitent de livrer le combat de trop. Parmi les figures légendaires du cyclisme, ni Fausto Coppi, ni Jacques Anquetil, ni Eddy Merckx n’ont su s’arrêter à temps. Jusqu’à sa mort, à l’âge de 40 ans, l’Italien a été coureur professionnel. Mais il ne recueillait plus, alors, que des résultats médiocres ou quelque succès insignifiant dans des critériums de parade. Le Français a prolongé sa carrière durant trois années encore, dans un certain anonymat, après avoir fêté, en 1966, ses dernières grandes victoires, dont l’une dans Liège-Bastogne-Liège. Quant au Belge, au palmarès sans pareil, son dernier grand triomphe a été son 7e Milan-Sanremo, en mars 1976. Ce n’est toutefois que deux ans plus tard, affecté par une chasse aux sponsors et des succès qui le fuyaient désormais, qu’il renonçait, sur avis médical, au sport cycliste.

Promu leader provisoire de la Coupe du monde, un classement de régularité établi sur la dizaine des plus grandes courses d’un jour, Museeuw défendra dans Liège-Bastogne-Liège le maillot acquis à Roubaix. Mais le Flandrien ne sera plus, dimanche 21 avril, le premier favori de la course wallonne, comme il l’était au Tour des Flandres et à Paris-Roubaix. Sur le relief ardennais, il sera entouré d’autres équipiers et d’autres adversaires. Car, chaque année un peu davantage à ce moment – spécialisation oblige – le peloton semble carrément se scinder en deux. D’un côté, il y a ceux, entraînés en conséquence, qui ont tout misé sur les classiques du Nord, ses courtes ascensions et ses pavés. De l’autre, les spécialistes des courses à étapes, qui ont pris leur temps et n’entrent vraiment en action qu’à l’occasion des parcours montagneux des courses wallonnes, dont Liège-Bastogne-Liège constitue le fleuron.

Il ne faut pas, en effet, se tromper d’objectif. La « Doyenne », créée en 1892, n’est pas uniquement la plus ancienne des classiques, elle est aussi considérée comme la plus prestigieuse et la plus prisée. En 1998, sur les 100 meilleurs coureurs professionnels, consultés par Vélo Magazine, 34 la désignaient en tête de leur choix. Argument majeur en faveur de la course wallonne: elle est la plus exigeante, donc la plus facile à gagner pour un homme fort. Le palmarès l’atteste d’ailleurs: le recordman absolu des victoires (5) en est Merckx, le plus grand champion cycliste de tous les temps. La Doyenne accorde, en effet, la priorité à la valeur athlétique et ne laisse que peu de part au hasard, souvent déterminant, par contre, sur les routes traîtresses de Paris-Roubaix. Avec sa dizaine de côtes, qui représentent au total une dénivellation d’environ 4 000 mètres, l’épreuve équivaut à certaines étapes de montagne du Tour de France. En outre, la multiplication des difficultés empêche presque toute possibilité de récupération.

Entraînements spécialisés

Du Nord au Sud, les acteurs et le terrain changent donc fondamentalement. En fait, le franchissement des courtes montées à la dénivellation très élevée, comme au Tour des Flandres, et le passage sur les portions pavées réclament, avant tout, une grande force explosive, mais pas de véritables qualités de grimpeur. Ces courses se prêtent, dès lors, mieux à des gabarits grands et lourds, dotés d’un physique puissant. Tafi et Museeuw, les lauréats de cette année, sont de parfaits exemplaires de cet acabit. En revanche, sur les routes bien asphaltées des longues côtes ardennaises, au dénivelé moins sévère, l’effort est d’un autre type. Ici, le gabarit plus léger, balayé comme fétu de paille sur les pavés, trouve un terrain d’expression mieux adapté à ses possibilités.

Jadis, le champion participait pratiquement à tous les genres de courses, même à celles pour lesquelles il n’était guère doué, parce que la compétition constituait aussi une forme d’entraînement. A présent, à partir de l’étude des dispositions innées du coureur, la médecine sportive possède les possibilités de diriger l’athlète vers l’activité qui lui convient le mieux. De plus, grâce à des méthodes individualisées, les médecins définissent ensuite pour chacun, avec une assez grande précision, la qualité et l’intensité de l’entraînement. Ainsi que, pour corollaire, un programme de compétition minutieusement adapté.

On n’agit pas différemment sur le plan mental. Ici également, on s’applique à développer ou à adapter les caractères psychiques de l’individu nécessaires au genre de compétition qu’il pratique. Exemple: un spécialiste de longues courses à étapes, comme le Tour de France, doit être capable de tendre, plusieurs mois durant, sans se laisser distraire ou influencer par les résultats obtenus, vers cet objectif privilégié. Lance Armstrong, Jan Ullrich ou Mario Pantani, derniers vainqueurs de la grande boucle, sont des champions qui se plient à cette discipline et affichent une sorte de confiance aveugle dans les programmes établis par les spécialistes.

Dès lors aussi, sauf s’il est un champion d’exception, le coureur ne passe pas impunément d’un type de course à l’autre. La transition exige une préparation minutieuse. Dans les courses du Nord, le grand braquet est l’atout gagnant. Sur les reliefs ardennais, au plus fort de la pente, il faut jouer souplement du petit développement. D’où, la préparation à ces épreuves, plutôt que sur les routes du Nord, s’effectue généralement sur les routes valonnées des courses à étapes françaises et espagnoles qui se déroulent en concurrence.

A cause de cette rage de la spécialisation sans cesse plus sélective, de moins en moins de champions s’avèrent capables de s’imposer, à une semaine d’intervalle, sur la base du même entraînement, dans Paris-Roubaix et dans Liège-Bastogne-Liège. Depuis 1945, seuls Rik Van Looy (1961), Eddy Merckx (1973) et Sean Kelly (1984) ont réalisé l’exploit. Pis: depuis Kelly, soit depuis bientôt vingt ans, plus aucun coureur n’a pu épingler les deux courses à son palmarès. Malgré les tirs rapprochés d’Adri Van der Poel, de Michele Bartoli ou de Museeuw, vainqueurs de l’une mais seulement auteurs d’accessits dans l’autre. En revanche, Frank Vandenbroucke semblait se révéler l’exception appelée à rétablir la polyvalence d’antan. En 1999, à 24 ans, défiant tous les programmes établis, ce champion tout-terrain s’était successivement classé 2e au Tour des Flandres et 7e à Paris-Roubaix, avant d’émerger en solitaire au terme de Liège-Bastogne-Liège. Depuis, l’enfant terrible du cyclisme belge s’est, hélas! brûlé quelques ailes.

Emile Carlier

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