L’autre Moulin

Jusqu’à son dernier souffle, l’unificateur et martyr de la Résistance resta un dessinateur et un amateur d’art. Une exposition et un album lui rendent hommage.

Nice, 9 février 1943. Le gratin artistique et littéraire de la Côte d’Azur, le maire et le préfet se pressent à l’inauguration de la galerie que vient d’acquérir Jean Moulin. Chirico, Degas, Dufy, Kisling : les oeuvres exposées n’épousent pas vraiment les orientations esthétiques du régime de Vichy. Mais le vernissage est un succès, et Moulin pense déjà aux Renoir et aux Picasso qu’il s’apprête à négocier lors de son prochain séjour parisien. Galeriste et marchand d’art : une couverture idéale pour  » Rex « , l’homme chargé d’unifier les mouvements de résistance, le représentant du général de Gaulle en France occupée. Mais aussi une vraie passion pour cet amoureux d’art moderne, comme le confirme le riche album que lui consacrent Christine Levisse-Touzé, directrice du Mémorial du Maréchal-Leclerc – musée Jean-Moulin (Paris XVe), et Dominique Veillon, directrice de recherche honoraire au CNRS, maîtres d’oeuvre de l’exposition Jean Moulin, artiste, préfet, résistant (jusqu’au 29 décembre prochain).

Un ouvrage illustré d’émouvantes reliques, lettres, caricatures, photos de famille, qui soulignent les vies multiples de ce fils de la Provence nourri au lait du radical-socialisme, devenu préfet sans renoncer à son amour du dessin et des avant-gardes. Daniel Cordier, qui fut son secrétaire au temps de la clandestinité, insiste :  » Le véritable journal intime soigneusement codé de Jean Moulin, ce sont ses dessins. Leur contenu et leur évolution apprennent plus sur sa personnalité que la plupart de ses lettres.  »

Croquis secs et frondeurs, aquarelles plus graves

En digne successeur de Steinlen, Forain, Poulbot, Moulin – pseudonyme : Romanin – croque d’un trait sec et frondeur les moeurs de l’entre-deux-guerres, la mode  » garçonne « , la faune de Montparnasse, le banquet républicain, le clientélisme, les poncifs de la culture coloniale. Des aquarelles plus graves traduisent l’univers douloureux du poète Tristan Corbière, le désespoir des chômeurs, la montée des périls internationaux… Une lettre à sa famille révèle un Moulin sans complaisance à l’égard des ténors de la République radicale, saisis d’effroi devant l’agitation des ligues d’extrême droite. Le jeune préfet souligne, par contraste, le sang-froid de son protecteur et ami Pierre Cot, ministre de l’Air, que l’on découvre au côté d’un Moulin séducteur, le cheveu gominé, posant devant l’objectif lors d’une croisière en Méditerranée ou sur les pentes neigeuses du Tyrol. Devenu  » Rex « , Moulin continue de dessiner sur les nappes en papier des bistrots où il donne ses rendez-vous – attendre dans les bistrots sera le lot des chefs de la Résistance, comme l’a bien décrit Daniel Cordier dans Alias Caracalla (Folio). Moulin crayonnera la caricature de son tortionnaire, Klaus Barbie, une fois refermée sur lui la griffe des nazis.

Jean Moulin, artiste, préfet, résistant, par Christine Levisse-Touzé et Dominique Veillon. Préface de Jean-Pierre Azéma et postface de Daniel Cordier. Tallandier, 192 p.

GRÉGOIRE KAUFFMANN

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