L’autre capitaliste de papa

C’était le 12 juin 2001. Un grand bazar aux Beaux-Arts. Le gratin de la politique et de la finance, venu adorer une dernière fois le  » phénomène  » Etienne Davignon. Doux zakouski, gentils discours d’adieux, puis dîner en grande pompe au palais d’Egmont, refuge convenu de l' » establishment « . Ce mardi-là, on fête la quille d’un grand serviteur de l’Etat. Officiellement,  » Stevie « , né à Budapest en octobre 1932, quitte alors la présidence de la Société générale de Belgique, passée sous contrôle français. Drôle de retraite, toutefois. L’homme à la pipe conserve la vice-présidence de la Générale, ainsi que son cumul de mandats chez Tractebel, Fortis, Solvay et Alcatel, au Sporting d’Anderlecht et au palais des Beaux-Arts (une petite gâterie). Au cours des cérémonies, l’  » ami  » Maurice Lippens jette un léger froid.  » Comment savoir où se porte l’amitié d’Etienne, lui qui méprise les épanchements ? » Sourires en coin, quelques gloussements, puis on passe au bilan de l’ancien diplomate, ex-commissaire européen et homme d’affaires. Louanges générales. Y compris pour Fortis, qui vient sur la table. Dans ses interviews de l’époque, Etienne Davignon se félicite d’avoir donné à la banque sa dimension européenne.

Sept années ont passé, la Belgique s’évapore, les banques du petit royaume sont en feu et le dinosaure vous salue bien. Tous les matins, le  » pensionné « , vif d’esprit, seulement trahi par d’énormes poches sous les yeux, se pointe encore au(x) bureau(x) à 7 h 45. Il ne regagne jamais ses pénates avant 20 heures.  » Oui, je sais, je traîne toujours par là, anticipe-t-il. C’est l’échec majeur de ma vie : j’aurais dû partir… hier. Pourtant, vous me croirez ou non, j’ai toujours cherché à préparer ma succession. Quand on me dit :  » ça ira mieux si vous restez  » « , j’ai du mal à dire non.  » La preuve ? Dans quelques semaines, si tout va bien, Davignon acceptera la énième mission confiée par un gouvernement belge, fidèle, quelle que soit sa couleur : la présidence de Fortis Holding. A 76 ans, quatre de plus que John McCain, renvoyé à ses chères études, Stevie Davignon s’offrira un extra à un endroit où on ne l’attendait plus. Il occupera le poste quitté dans les larmes et à coups de bâton par Maurice Lippens, avec qui il a combattu Carlo De Benedetti et lancé SN Brussels Airlines, entre autres. Davignon et Lippens,  » les rois des jeux de cartes, scotchés l’un à l’autre « , avait écrit à leur propos Béatrice Delvaux ( Le Soir), une des journalistes qui les connaît le mieux.

 » Dupont qui remplace Dupond « ,  » un capitaliste de papa qui succède à un autre « , etc. Jusque dans les coulisses du pouvoir, on marque un réel étonnement.  » Quel mauvais signal !  » lâche une ancienne éminence grise du  » 16, rue de la Loi « , qui espérait un coup de pied dans la fourmilière de la soi-disant  » bonne gouvernance « . Tandis qu’à l’heure où la justice enquête sur d’éventuelles manipulations des marchés financiers, prête à auditionner Lippens, les blogs des journaux et les caricaturistes se font plutôt féroces.  » J’entends l’hostilité des actionnaires, mais je ne trouve pas particulièrement embarrassant de succéder à Maurice. Moi, cela fait cinq ans que je ne suis plus administrateur chez Fortis. C’eût été différent si j’avais joué un rôle actif dans les difficultés présentes.  »  » On choisit une solution consanguine (sic), alors que la société a besoin d’un maximum de sang frais, clame Pierre Nothomb, patron de Deminor, qui défend en justice les intérêts de milliers d’actionnaires floués. Pour sauvegarder les actifs de Fortis, il aurait fallu des gens réputés pour leur grande indépendance à l’égard du pouvoir politique et financier. Je ne suis pas sûr que ce soit la qualité essentielle d’Etienne Davignon.  »

Ce dernier fait actuellement la Une de l’hebdomadaire belge anglophone The Bulletin, sous le titre évocateur  » Change ? But not in Belgium  » ( » Du changement ? Mais pas en Belgique « ). En général, les éditorialistes (francophones) gardent toutefois une certaine déférence à l’égard du monument Davignon. L’an dernier, le magazine économique et financier Trends-Tendances s’était risqué à une longue enquête sur cet homme  » qui agace  » et  » qui aurait fait son temps « . Un travail fouillé, engagé bille en tête, mais où, en seconde lecture, Davignon, lobbyman hors pair, pouvait apparaître… irremplaçable. Pas facile, il faut dire, de juger pareil sphinx sur une carrière plus longue que la réforme de l’Etat, couvrant des périodes que la raison commanderait de ne pas comparer. De l’indépendance du Congo à la crise mondiale des subprimes , qu’il n’a pas vu venir. Ancien grand d’Europe, sans qui la sidérurgie aurait été rayée de la carte, Etienne Davignon était-il si attaché à la survie d’une forte industrie belge, vendue tout doux à l’étranger ?  » Pour une petite partie du monde des affaires, la Belgique demeure importante « , sourit-il un jour.  » La nationalité des entreprises est sans importance « , avoue-t-il le lendemain. Avant de brouiller définitivement les pistes, invoquant un sens du devoir sans doute hérité de son éducation chrétienne et de son passage chez les bénédictins de Maredsous :  » Je suis né dans un milieu privilégié. Cela impliquait que je m’investisse pour l’Etat. J’ai appliqué cela à la Belgique. Mais j’aurais pu le faire pour n’importe quel autre pays.  »

Bluffeur, opportuniste, capable d’un profond détachement en toute situation, Davignon déroute autant qu’il rassure. Sa dernière mission chez Fortis, on la dit à la portée d’un pensionné : il s’agit d’arranger les bidons, de redonner confiance. Un rôle qu’il apprécie par-dessus tout. l

Philippe Engels

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