L’art de la commedia

Il Divo et le cinéma en ont fait une star. Lui vit d’abord pour le théâtre. Regard sur un Napolitain bon qu’à jouer.

D’abord, une mise au point, assortie d’un énorme soulagement. Non, Toni Servillo n’a pas les oreilles décollées de Giulio Andreotti, vues dans Il Divo. Ni la myopie du dandy de La grande bellezza. Pas plus que la silhouette molle du crooner de L’uomo in piu. C’est juste un type comme tout le monde, avec un profil de passeport : taille grande, yeux marron, cheveux poivre et sel, quoique rares. Une base idéale pour se livrer à la transformation de soi, comme on pourra le vérifier avec Viva la liberta, film tout aussi étourdissant de Roberto Ando.

Cette rencontre a lieu à Florence. Ce soir-là, Toni Servillo brûle les planches avec Le voci di dentro du Napolitain Eduardo De Filippo. On s’était imaginé accompagnant l’acteur vers le théâtre, discutant dans sa loge et dînant après la représentation. On avait tort. Dès 14 heures, l’homme entre en théâtre comme en religion. Pourtant, confiné dans l’immense Teatro della Pergola, il quitte ses modestes appartements pour nous saluer. L’oeil frise, la dent luit, la poignée de main poigne, la glace se brise. Mais ni une ni deux, ce diable napolitain de 54 ans retourne dans sa boîte, machinant en solitaire les machinations d’un art de l’acteur à couper le souffle. Démonstration dès 20 h 45.

Le lendemain à 10 heures, dans la salle du petit déjeuner de l’hôtel, Toni Servillo est d’attaque et le message subliminal : qu’on ne compte pas sur lui pour les confidences, les non-dits, les sous-entendus. Ce qui mérite d’être dit le sera. Rien de plus. Il va donc falloir rassurer le client. Abattre d’emblée la carte professionnelle. Commencer avec du lourd. Son identité napolitaine, par exemple. Bonne pioche. On reste un bon quart d’heure sur le sujet, le temps d’apprendre deux choses qui tiendraient sur deux pages : primo, que l' » uomo napolitano  » est naturellement théâtral, ce qui ferait de Naples, ville de culture ancienne, une  » Comédie-Française à ciel ouvert  » ; secundo, que le génie napolitain est de parler de toutes petites choses, mais au monde entier.  » Rendez-vous compte, même racontée en dialecte, l’histoire des deux misérables frères imaginée par De Filippo parle à des Américains comme à des Russes !  » Et Servillo de s’éblouir comme un enfant. On s’éblouit aussi, on rit, on opine. Il poursuit. On abrège.

Il dit qu’il n’est pas glamour et refuse de l’être

Plongé dans le rouge de son vaste fauteuil, l’acteur s’échauffe à vue d’oeil. Sa voix remplit la salle de syllabes italiennes fortement timbrées, ses bras moulinent plus large, les plis de son front plissent comme ceux d’un masque de commedia dell’arte. C’est quand il ne joue pas que cet acteur est le plus théâtral. Pour un peu, il transformerait l’entretien en monologue, option pour laquelle on n’est pas payé.

Donc on dit stop, ça suffit, n’en jetez plus ! Et on reprend la parole à cet incapable de parler d’autre chose que de sa passion, à cet amoureux désireux de tout vous faire savoir de lui. Pas ses hobbys, ses amours, ses emmerdes, non, mais la manière dont le comédien fait la part de l’interprète et du créateur, fécondé par le public.

Toni Servillo est bel et bien une star. S’il accepte cette célébrité, acquise grâce au cinéma et notamment à Il Divo, c’est dans la mesure où elle bénéficie au théâtre et lui amène de nouveaux spectateurs. Il détesterait par-dessus tout que les gens s’imaginent que la scène ne lui a servi qu’à attendre le succès sur les écrans. Cela le blesserait. Alors il met les points sur les  » i « . Evite ce qui pourrait troubler la perception que son public a de lui. Donc refuse l’offre de figurer, à la suite de Jeremy Irons ou de John Malkovich, sur la couverture de la revue de prestige de la ville de Florence. Il dit qu’il n’est pas glamour et refuse de l’être. Que le comédien doit rester mystérieux. Il n’est pas commode et ne tient pas à l’être.

En revanche, il a un plan pour vous.  » Ce qui serait bien, c’est que vous parliez aussi de Viva la liberta, le film de Roberto Ando dans lequel j’interprète des jumeaux qui échangent leurs rôles. L’un est un politicien dépressif, l’autre un intellectuel bipolaire.  »

Une dernière poignée de main, et le  » divo  » s’en va, laissant dans son sillage quelque chose d’un crooner napolitain légèrement myope et le souvenir des Mastroianni, Gassman et Tognazzi. Nés sur les planches. Comme lui.

Par Laurence Liban

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