L’art brut d’Arno

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Avec son dernier album Arno Charles Ernest, le chanteur national n° 1 réalise une cure de jouvence bluesy sous forme d’épatante proposition organique. Son meilleur diplôme de Chevalier du rock

La gueule d’amour ostendaise a la gueule de bois: les yeux plissés, la tignasse remixée par un peigne imaginaire, une démarche bizarre. Pas plus de quarante minutes de retard. Thé et Alka-Seltzer: cela réveille forcément des souvenirs. Il y a dix ans, un matin d’hiver, avant d’aller filmer à Ostende: une demi-heure de tambourinage sur la porte du grand homme avant de le faire tomber de son lit, comateux. Un soir, dans un café de Bruxelles, entre jeunes gigolos et dames mûres, Arno refait le monde avec un réalisateur macédonien: c’était au début de la guerre en Yougoslavie. Depuis trente ans qu’il a débuté, avec Freckle Face (un album introuvable, sorti en 1972), Arno Charles Ernest Hintjens fait toujours un peu la guerre, mais pas à son image de je-m’en-foutiste bohème qui lui permet de gérer sa carrière comme un homme d’affaires astucieux, voire légèrement radin. Chanteur ravagé par l’histoire du blues, Arno n’existe pleinement que dans l’éclat de la scène où il rejoint Brel, Muddy Waters ou Janis Joplin dans la galaxie des performers essentiels. En concert, il se déshabille plus que sur ses disques, mais, avec son nouvel album, Arno Charles Ernest (ses prénoms d’origine), il réussit son plus beau strip-tease. Non que les thèmes soient novateurs – il chante encore et toujours les femmes – mais sa sincérité rencontre une musique plus tranchante et plus mélodique que jamais. « C’est enregistré comme un album organique et artisanal, je voulais remonter à la source mais, pour la première fois, j’avais déjà tous les arrangements musicaux dans ma tête. Ce disque a collé à mon corps pendant deux ans. Je ne voulais rien de sophistiqué ni d’underground, aucune mode. » Ceux qui ont connu TC Matic retrouveront d’ailleurs l’art brut du groupe sur les cinglants Amor ou They Look at Me. Les amateurs des délires « blueso-éthyliques » de Charles & Les Lulus – son combo avec Roland – apprécieront tout autant l’immersion dans les racines noires d’Arno, éternel fan d’Otis Redding, mais également des maîtres anglais de blanc-blues à la Rod Stewart. Qui, malgré l’habillage trop hollywoodien de ses disques récents, conserve encore cet organe qui fascinait l’Arno des années 1960: adorateur des Small Faces, il mangeait des poireaux en imaginant que cela lui donnerait la voix cassée de Stewart ! « Sur le disque, j’ai repris Mother’s Little Helper, un titre des Stones daté de 1966. Jagger parle de l’arrivée des femmes de ménage, du frigo et de la machine à laver dans les foyers anglais. Tout à coup, les femmes ont eu le temps de penser à autre chose: Mother’s Little Helper, c’est comme le Prozac d’aujourd’hui. Un hymne actuel chanté sur mon rythme naturel, le blues. »

Avec Birkin

L’un des atouts de l’album est le retour de Reggie, vocaliste américano-haïtienne d’adoption bruxelloise qui partagea quelques disques et la scène avec Arno. « C’était il y a quinze ans et Reggie chante mieux que jamais. Elle a évolué et ses nichons aussi ( rires). C’est ma soeur ». Sacrée soeur au sang chaud, qui sensualise immédiatement les morceaux qu’elle intègre: le duo qu’elle mène avec Arno dans Honky Tonk est traversé de vocaux humides et de promesses de plaisir.  » Honky Tonk, c’est un terme de dialecte qui veut dire « baiser ». La chanson raconte l’histoire d’un ÷lanc qui veut draguer une Noire. Tu sais ce qu’on dit toujours: « Once you taste black, you never go back ! » » ( rires).

Bon, on peut espérer qu’une fois Arno Charles Ernest goûté, on ne pourra plus en revenir. L’argument est d’autant plus crédible que, sans doute jamais depuis ses heures flamboyantes avec Jean-Marie Aerts, Arno ne s’était entouré d’une si belle équipe. Coproduit par l’Irlandais Pete Briquette, ce disque généreux de 15 plages combine les talents de Rudy Coclet (son ingénieur du son Namurois) et de musiciens rodés à l’Ostendais: deux anciens de TC Matic, Serge Feys (claviers), Rudy Cloet (batterie), le bassiste Mirko Banovic et Gwen Cresens, jeune accordéoniste anversois qui bidouille volontiers son instrument. Le contre-emploi place le guitariste Geoffrey Burton dans un rôle inusité: « Je lui ai demandé de jouer beaucoup d’acoustique et aussi du banjo, qu’il n’avait jamais touché. » En cela, Arno transcende son propre style: quand il plonge dans une mélancolie aux parfums de l’Est – Lola etc… avec laquelle il ouvre le disque – c’est pour se révéler plus naturellement émouvant que jamais. Lorsqu’au contraire il s’emballe dans une rengaine dopée au rock, il réalise l’irrésistible Je veux nager, premier single du disque et tube potentiel. Cerise sur le gâteau ou plutôt cherry sur le cake: un duo avec Jane Birkin pour un Elisa dignement enceint d’émotions « gainsbourgiennes ». « Je l’avais déjà chanté il y a quelques années à l’émission télévisée Taratata: chez mon frère, j’ai à nouveau entendu la chanson et cela m’a inspiré un nouvel arrangement. J’ai appelé Jane sur son portable et elle est venue à Bruxelles. » Quelques semaines plus tard, Birkin est revenue en ville pour la décoration d’Arno à l’ambassade de France. Sujet qu’il botte – évidemment – en touche. « Chevalier ? Je n’ai pas eu le temps de penser à cela parce que je veux dormir. Les chevaliers dorment, non ?. A la cérémonie, Jane a parlé de son père à mon père, 82 ans: ils étaient tous deux dans les Spitfires pendant la guerre. » Il y avait aussi les tantes d’Arno et un oncle « de Knokke », avec chauffeur de la Défense nationale. On apprend toujours du neuf sur notre embrouilleur de cartes n° 1. Ce qui est sûr, c’est qu’ Arno Charles Ernest ne bluffe pas: c’est bel et bien un brelan d’as !

Arno Charles Ernest sort chez Virgin le 27 février, en concert le 20 et le 21 mars à l’Ancienne Belgique (02 548 24 24). Le 21 affiche complet.

Philippe Cornet

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