L’armée belge néerlandisée

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Sans l’aval du Conseil des ministres et sans concertation avec les Chambres, Pieter De Crem (CD&V) engrange des accords de coopération militaire renforcée avec La Haye. Jusqu’où ira la fusion ? Inquiétude au Parlement, où l’on consulte des experts.

Que faire de la Défense, ce département sous-financé impossible à fédéraliser, se demandent de plus en plus de voix au nord du pays ? Pieter De Crem (CD&V) a sa petite idée sur la question. Sans l’aval du Conseil des ministres et sans concertation avec le Parlement, le ministre de la Défense engrange des accords de coopération militaire renforcée avec les Pays-Bas : achat concerté d’hélicoptères NH90,  » pools  » de matériel, couverture aérienne conjointe des territoires nationaux… Cette collaboration étroite, inaugurée dans le secteur de la marine sous ses prédécesseurs, concerne désormais toutes les composantes de l’armée et va, dans certains cas – entretiens, matériel, formation de personnel -, jusqu’à l’assimilation, voire la fusion.

Des experts militaires flamands ont vanté, ces derniers mois, les avantages des partenariats militaires belgo-néerlandais. Le Pr Luc De Vos, de l’Ecole royale militaire, assure ainsi qu' » une armée Benelux, c’est le bon sens « . Les trois petits pays ont, d’après lui,  » une histoire partagée, la même philosophie et la même taille sur la scène internationale « . Mais son appel à peine voilé en faveur d’une fusion des forces belges et néerlandaises a suscité, la semaine dernière en commission de la Défense de la Chambre, des crispations dans les rangs francophones.

Des experts au Parlement

Les membres de la commission cherchent à en savoir plus sur les projets du ministre et auditionnent des experts belges et étrangers. Le Pr De Vos, le colonel Jean Marsia et un chercheur néerlandais ont ouvert le bal, le 27 juin. Beaucoup d’autres suivront ces prochaines semaines. Accusé de  » flamandiser  » l’armée belge, De Crem est-il aussi en train de la  » néerlandiser  » à marche forcée ? La proposition qu’il porte fait miroiter une volonté de réduire les coûts et de donner une impulsion à la future armée européenne. Mais que cachent ces bonnes intentions ?

Certes, les projets de coopération renforcée sont en vogue dans le contexte actuel de crise financière et de faibles menaces militaires contre l’Europe. Au sein de l’Otan, on ne parle plus, ces temps-ci, que de smart defense, donc de collaboration régionale, de standardisation, d’interopérabilité, d’achats groupés… Coincés entre nécessité d’investir et austérité budgétaire, les Etats membres de l’Union européenne ont, eux, adopté le concept de pooling and sharing, ou  » mutualisation et partage  » des capacités militaires. Domaines concernés : le renseignement, la reconnaissance, l’entraînement des pilotes, le ravi-taillement des appareils en vol…

Mutualisation ou fusion ?

Mais entre  » mutualisation  » et  » fusion « , il y a un pas qu’il faut à tout prix éviter de franchir, préviennent les rares spécialistes des questions de Défense au sein des partis francophones. D’autant que la N-VA elle-même ne tourne pas autour du pot : elle plaide haut et fort pour une Leger van de Lage Landen, une  » armée des plats pays « , qui réunirait les forces belge et néerlandaise.

 » Une collaboration poussée, pour ne pas dire une fusion, permet de faire des économies d’échelle, claironne Bert Maertens, député N-VA. Ce qui rend possible une spécialisation de nos soldats et sauve ainsi notre présence dans les opérations militaires hors de nos frontières.  » Cette intégration complète vise sans doute aussi à faire disparaître l’un des derniers piliers de la Belgique unitaire. Elle figure en tout cas au programme du parti de Bart De Wever, qui a créé un site Internet (www.legervandelagelanden.be) destiné à promouvoir le credo urbi et orbi.

Pour faire avancer le projet d’union militaire, les nationalistes flamands sont passés à l’action : ils multiplient les interventions parlementaires, les visites de terrain et les rencontres avec des parlementaires néerlandais.  » Les initiatives de la N-VA embarrassent De Crem « , nous assure l’une de nos sources à l’armée. Car le ministre CD&V, qui pousse son propre projet de  » néerlandisation  » de manière plus feutrée, craindrait l’effet contre-productif du lobbying de la N-VA.

Une certitude : De Crem et ses homologues néerlandais (Hillen) et luxembourgeois (Halsdorf) ont formalisé le rapprochement en avril dernier en cosignant, à Val Duchesse, une déclaration d’intention, premier pas vers une  » armée Benelux « . En toute logique, la coopération devrait concerner également, à terme, l’aviation de combat. Le ministre néerlandais de la Défense reconnaît qu’un jour, il ne pourrait plus y avoir qu’  » une seule Air Force « . De Crem, lui, admet qu’en matière de mutualisation des moyens, le  » moment de vérité  » sera le choix d’un successeur au F-16.

Devant le fait accompli

La Haye et Bruxelles opteraient, dans ce cadre, pour un achat groupé. L’attitude de De Crem apparaît comme un appel du pied en faveur de l’acquisition en commun du futur chasseur F-35 de Lockheed Martin, estiment nos sources à la Défense. Le regroupement des capacités d’achat de matériel, d’entraînement et de mobilisation d’avions de chasse impliquerait l’adoption de cet appareil. D’autant que les Pays-Bas, qui ont déjà choisi le F-35, cherchent, dit-on, à se débarrasser d’une vingtaine de leurs 80 avions commandés. Des appareils dont la mise au point s’avère plus complexe que prévu et dont le coût unitaire a plus que triplé en dix ans.

La volonté de De Crem de renforcer dans tous les domaines la coopération militaire avec les Pays-Bas viserait donc à mettre les autorités civiles et militaires belges devant le fait accompli au moment où devra être prise la décision de remplacer les F-16 belges. Prudent, le ministre de la Défense a  » verrouillé  » le débat parlementaire jusqu’en 2014 en indiquant, en janvier, que les  » grands dossiers « , succession du F-16 en tête, ne seraient pas abordés au cours de cette législature.

Il y a pourtant, sur bien des points, matière à débat. On peut notamment se demander ce que deviendra, en cas de fusion belgo-néerlandaise, la coopération bilatérale avec d’autres pays européens, France et Allemagne en tête. Des élus francophones exigent, à ce sujet, une clarification du ministre de la Défense.  » Nous sommes extrêmement attentifs au fait que vous ne mettiez pas tous les £ufs dans le même panier « , lui a lancé le député Denis Ducarme (MR).

Le déséquilibre des forces pose également question. Les Pays-Bas comptent pas moins de 60 000 hommes dans leur armée. La Belgique n’en aura, d’ici à 2015, que 32 000, dont 2 000 civils, et le Luxembourg, un millier. Avec des budgets annuels respectifs de 8,5 milliards, 2,8 milliards et 250 millions d’euros.  » S’agira- t-il de mettre en commun nos misères respectives ?  » se demande un officier belge.  » La Belgique devra-t-elle prendre en charge ce que nos collègues néerlandais ne veulent plus faire ?  » glisse un autre militaire, affecté à l’état-major.

La fusion des armées belge et néerlandaise implique, en outre, un abandon de souveraineté. Même si, il est vrai, cette souveraineté n’a déjà plus beaucoup de sens pour une Défense intégrée dans l’Otan. La collaboration prévue n’est toutefois pas un simple partage, mais une mutualisation des tâches.  » On va loin dans la coopération en matière de formation et d’entraînement, relève Patrick Descy, de la CGSP-Défense. L’intégration achevée, aucune marche arrière n’est possible. L’armée belge a déjà du mal à recruter 1 500 jeunes par an. Qu’en sera-t-il demain quand on leur fera savoir qu’ils seront envoyés dans le nord des Pays-Bas, sur la base aérienne de Leeuwarden, ou à Den Helder, le QG belgo-néerlandais de la marine ? « 

De Crem pro-européen ou pro-américain ?

Jusqu’ici, on a surtout dénoncé, du côté francophone, la politique de  » flamandisation  » de la hiérarchie militaire – le déséquilibre dans les nominations – et la fermeture effective ou présumée d’installations et de bases situées au sud du pays. Le bastion artillerie de Bastogne a été transféré en Flandre ; la plus grosse caserne de Wallonie, celle de Marche-en-Famenne, accueille un état-major flamand ; et, malgré les démentis de De Crem, une fermeture, à terme, de la base aérienne de Florennes, où sont basés une partie des F-16 belges vieillissants, n’est pas à exclure.

Désormais, une autre question se profile : que deviendront les militaires wallons et bruxellois noyés dans une  » armée des plats pays  » massivement néerlandophone ? Enfin, l’enjeu politique d’une fusion des armées belge et néerlandaise n’est pas à prendre à la légère. Les Pays-Bas et la Belgique n’ont pas toujours partagé les mêmes options, loin s’en faut. Très proche de Washington, La Haye a soutenu sans réserve les interventions américaines en Irak et en Afghanistan.

Les relations belgo-néerlandaises ont même parfois été houleuses. En 2002, devant le Parlement, André Flahaut (PS), alors ministre de la Défense, qualifiait l’attitude des Pays-Bas, prêts à s’engager dans le programme Joint Strike Fighter (le futur F-35), de  » peu cohérente  » par rapport à la volonté de renforcer l’intégration européenne.  » Les Néerlandais utilisent le Benelux lorsqu’il peuvent en tirer profit, mais l’oublient dans le cas contraire « , accusait le ministre.

Beaucoup plus  » atlantiste  » que son prédécesseur, De Crem ne tient pas le même discours à l’égard du voisin néerlandais, avec lequel il a tissé des liens étroits. Au point d’afficher son intérêt pour l’acquisition, en commun, du F-35 américain. Ce qui, feront remarquer les mauvaises langues, rend peu crédible le plaidoyer du ministre en faveur d’une défense européenne.

OLIVIER ROGEAU

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