L’argent voyageur de Lagerfeld

Le fantasque créateur de mode est soupçonné d’avoir soustrait plus de 20 millions d’euros au fisc français. Grâce à divers montages passant par la France, l’Irlande, les îles Vierges ou les Etats-Unis, le  » Kaiser  » a tissé une toile planétaire complexe. Révélations.

De la haute couture réalisée avec soin et précision – proche du génie. Il ne s’agit pourtant pas de précieux chiffons rassemblés avec talent, mais bien de fiscalité. Karl Lagerfeld, directeur artistique de la maison Chanel, a mis sur pied un schéma d’optimisation aussi méticuleux et subtil que les robes et sacs à main qu’il dessine. Dans un méandre de sociétés égrenées sous différentes latitudes, celui que l’on surnomme le Kaiser, tant il règne sur l’univers de la mode, fait circuler des flux financiers transitant par la France, l’Irlande et des paradis fiscaux comme les îles Vierges britanniques ou encore le Delaware aux Etats-Unis. De quoi étrenner sa toute dernière gamme de bagages et accessoires, Karl around the world (le tour du monde de Karl). Suspecté de s’être soustrait aux impôts en France, le styliste allemand a vu sa demeure parisienne, où réside sa chatte Choupette, couchée sur son testament, perquisitionnée en 2013. Selon nos informations, les services du ministère français de l’Economie soupçonnent qu’en l’espace de six ans l’homme aux inamovibles lunettes noires aurait omis de déclarer dans l’Hexagone plus de 20 millions d’euros.

 » Mon plus grand luxe est de n’avoir à me justifier auprès de personne « , déclare-t-il dans un savoureux recueil de citations publié en 2013 (1) ; mais, cette fois, l’homme doit faire une exception. Pour déployer tant d’ingéniosité, le couturier a pu compter sur son gestionnaire, défenseur de ses intérêts financiers, Lucien Frydlender, fidèle parmi les fidèles depuis une trentaine d’années. Une ingéniosité suscitant les interrogations de Bercy.  » Une procédure est toujours en cours, et nous sommes actuellement en discussion pour régulariser ce dossier. Mais il ne s’agit en rien d’un acte machiavélique. Pour preuve, Karl paie plusieurs millions d’euros d’impôts chaque année « , confirme un porte-parole du couturier contacté par Le Vif/L’Express.

 » Il faut que ça sorte de leurs poches  »

Une salariée de son cabinet se trouve être la gérante du Studio 7L exploitant la librairie 7L en plein coeur de la capitale française. Créé en 1999 par Karl Lagerfeld à proximité de Saint-Germain-des-Prés, ce lieu propose aux visiteurs des ouvrages de décoration, de design ou d’architecture d’intérieur aux côtés de… tous les livres de Karl Lagerfeld. Mais 7L affiche un maigre bilan avec un déficit cumulé de 6,6 millions d’euros et ne paie donc pas d’impôts. Au sein de la boutique se trouve un studio de photographie, passion affichée du maître des lieux depuis 1989. On le voit, d’ailleurs, dans plusieurs vidéos circulant sur Internet, y accueillir des mannequins vedettes comme Gisele Bündchen ou Gigi Hadid, mais aussi des actrices venues pour des shootings, telles Vanessa Paradis pour Chanel en 2010 et, plus récemment, Kristen Stewart. Rien de répréhensible en soi. Sauf que ce Studio 7L est détenu par une autre société du même nom, située, elle, au Royaume-Uni et dont le dirigeant historique fut Lucien Frydlender. C’est elle qui encaisse, en partie, les prestations du photographe Karl Lagerfeld, destinées, ensuite, à renflouer la structure française déficitaire. Diverses collaborations rémunérées par de grandes marques comme Dior, le Printemps ou encore S.T. Dupont sont spécifiquement visées. Une opération judicieuse mais qui hérisse le poil du ministère français de l’Economie. Le fisc considère que la maison mère britannique, ainsi qu’une seconde, basée en Irlande, Photofan, ont toutes deux permis d’occulter l’activité professionnelle réelle, et non déclarée, exercée par le célèbre photographe dans l’Hexagone.

Photofan, dont le siège se trouve à Dublin, sert également à enregistrer divers brevets portant le nom du designer. On y trouve les références de plusieurs modèles de chaussures et d’un sac à main de marque Tod’s. Pourtant, à relire les propos du couturier,  » l’élégance est une attitude, une façon de bouger. Pas un brevet déposé : ça change avec les époques, les ambitions, les idées « . L’Irlande jouit de la réputation d’un pays à la fiscalité clémente pour le dépôt de brevets (patent box), même après la révision du dispositif, en 2010. L’île verte offre aussi aux écrivains et aux photographes des dispositions très avantageuses.

Le tour du monde de Karl ne s’arrête pas là. Photofan est détenue, en bout de course, par une société du même nom, mais localisée aux îles Vierges britanniques. Cette destination figure en bonne place dans la liste des paradis fiscaux non coopératifs établie par la Commission européenne. Du coup, il est très difficile, voire impossible, d’obtenir des éléments dans le cadre d’enquêtes internationales. Enfin, deux autres sociétés civiles immobilières ont attiré, elles aussi, l’attention des enquêteurs. En France, Invasix et Invafor détiennent différents biens : une maison dans une banlieue chic de Paris, un local commercial ou encore plusieurs appartements, dont un dans le VIIe arrondissement de la capitale, occupé à titre gratuit par le créateur. Ces deux entités sont elles-mêmes des filiales d’une autre structure basée aux Etats-Unis et dénommée Il Vaseven.

Créée à Wilmington, dans l’Etat du Delaware, destination prisée des multinationales pour sa fiscalité très favorable, Il Vaseven serait financée par Karl Lagerfeld grâce à des apports financiers – plus de 18 millions d’euros – destinés ensuite à renflouer Invasix et Invafor en France. Après tout, comme le clame le Kaiser,  » l’essentiel, ce n’est pas que les gens restent assis sur leurs sous. Il faut que ça sorte de leurs poches  » (1). Mais cette pratique, là aussi, n’est pas du goût de Bercy. Les services estiment qu’Il Vaseven, bien qu’américaine, exerce une activité sur le sol français sans s’acquitter de ses obligations.  » La nature même du travail de Karl l’oblige à créer une multitude de sociétés sur la planète, mais tout cela est transparent pour le fisc « , estime un proche du créateur. Hasard du calendrier, Il Vaseven a vu le jour en 2000, peu de temps après les premières déconvenues du Kaiser avec le fisc.

En 1999, un redressement fiscal très allégé grâce à DSK

A la fin des années 1990, en effet, l’administration estime que, de 1982 à 1998, les impositions pendantes du couturier atteignent 260 millions de francs (39,6 millions d’euros), alors qu’il n’a réglé que 53 millions (8 millions d’euros). Lagerfeld conserve un mauvais souvenir de cette époque et d’une première perquisition à son domicile. Comme le rappelle un proche collaborateur, Arnaud Maillard, dans son ouvrage de 2007, Merci Karl ! (éditions Calmann-Lévy),  » l’idée que l’on puisse toucher à ses affaires le met dans tous ses états « .

Après une intercession du ministre des Finances de l’époque, Dominique Strauss-Kahn, le redressement fiscal est ramené de 30,5 à 6,5 millions d’euros. Mais la justice cherche à savoir si cette intervention, hors du cadre légal, ne coïncide pas avec la remise par l’avocat de Lagerfeld de la cassette vidéo où Jean-Claude Méry dévoile des affaires touchant la mairie de Paris, chiraquienne. L’histoire, révélée par L’Express, suscite l’ire du ministre, qui attaque le magazine en diffamation. Pour sa défense, DSK affirme avoir égaré la cassette et la procédure est, finalement, en partie annulée.

En 2010, le styliste est fait commandeur de la Légion d’honneur par le président de la République, Nicolas Sarkozy. Ses rapports avec François Hollande seront plus tendus. Le directeur artistique de Chanel qualifie d’  » imbécile  » la politique du chef de l’Etat dans une interview accordée en 2012 à la version espagnole du magazine Marie Claire, ajoutant :  » Hollande déteste les riches. C’est désastreux. Il veut les punir et, évidemment, ils s’en vont et personne n’investit.  » Karl n’est pas parti, mais l’heure de régler ses comptes a sonné…  » Si je sais combien j’ai sur mon compte bancaire ? Mais c’est une question de pauvre, ça !  » (1)

(1) Le Monde selon Karl, par Patrick Mauriès et Jean-Christophe Napias, Flammarion, 160 p.

Par Emmanuel Paquette

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