L’argent facile

Tout le monde sait qu’il y a, à Bruxelles, comme dans toutes les grandes villes, des établissements peuplés de dames galantes où l’on sert du champagne à des prix faramineux. Nulle duperie au demeurant, les clients savent parfaitement à quoi s’en tenir et qu’ils en seront quittes, pour faire les flambards, à dépenser des mille et des cents avec des jolies filles dont les faveurs leur seront, d’un curieux accord, mesurées, le signe de la puissance financière jouxtant sans doute ici celui de l’impuissance. Pas de duperie, du moins au départ. Mais, l’ivresse aidant au fil des heures nocturnes, la fatigue aussi des richards en goguette n’entraînent-elles pas la duperie – en droit, on dit « escroquerie » – si l’on compte au gogo trois bouteilles de champagne au lieu d’une et si, à la faveur des lumières tamisées, on ajoute un zéro aux factures des clients ?

L’affaire vient en ce moment à la 49e chambre correctionnelle, à Bruxelles, alternativement présidée par Mme Laveydt, qui vient de prononcer un jugement d’acquittement dans le procès des Assurances fédérales, et par M. De Grève. N’est-ce pas mêler torchons et serviettes de confondre sous la même égide, celle du droit pénal financier, une compagnie d’assurances et des établissements coquins ? Pas du tout, lorsqu’on sait que la fraude fiscale qu’on reproche aux trois prévenus est estimée à 175 millions de francs (4,3 millions d’euros) et que rien ne dit qu’en réalité le tribunal ne reverra pas ce chiffre à la hausse. On ne retient en effet que les dépenses qui furent réglées par cartes de crédit, donc laissant une trace. Mais n’y avait-il pas, aussi, celles qu’on payait « cash » ?

Il faut bien nous dire qu’avec une affaire comme celle-ci, toutes nos petites idées reçues doivent être révisées. Et, d’abord, qu’il était apparemment fort ordinaire qu’un client, fastueux, disait Giraudoux,  » comme un notaire en fuite « , dépense en une nuit de deux cents mille à un million de francs, pour le seul plaisir, soutiennent les prévenus, d’entendre des créatures de rêve soupirer qu’ils sont les plus beaux. Jamais, au grand jamais, soutiennent-ils, il n’était question de  » ça « , même dans ce qu’on appelle des « séparés », petites stalles où d’aventure ils s’isolaient avec une dame – quoique la police y ait retrouvé, semble-t-il, des préservatifs, ce qui donnerait à penser.

Les avocats des prévenus, Mes De Quévy, Spreutels, de Kerchove et moi-même étions assis à la table de presse, écoutant l’instruction d’audience et échangeant des sourires entendus comme font les hommes quand on parle de sexe. Le président De Grève souriait aussi, ironique, quand un des prévenus, l’air de dire que tout ça au fond n’était qu’une vaste rigolade, signalait que tel et tel personnages politiques bien connus hantaient habituellement son établissement. Le sourire présidentiel se crispant tout de même un peu quand le prévenu, de plus en plus disert, parlait de magistrats, bons clients eux aussi et – le président souriait à nouveau largement – de « nombreux grands avocats ». Pas le moindre chantage en l’espèce de la part de ce prévenu, un cynisme simplement ordinaire.

Les trois prévenus sont quasiment en aveux, niant seulement, mais avec force, que leurs établissements étaient des lieux de débauche, au sens légal des mots, c’est-à-dire entraînant une peine d’emprisonnement salée. Il est clair aussi bien que, pour eux, ce procès n’est qu’un accident de parcours. Ils savent sûrement qu’ils seront condamnés. Leur seule véritable crainte est que le tribunal retienne dans leur chef l’exploitation de maisons de débauche. Mais quoi? On n’a jamais rien sans rien dans la vie; et quelques mois de tôle (ils en ont déjà subi deux ou trois préventivement) ne sont pas pour les épouvanter.

C’est pourtant ça, notre société. L’argent y coule à flots et comment ne pas supputer qu’il s’agissait souvent d’argent noir ? Tout se passe néanmoins comme si ça n’avait aucune importance, et il ne paraît pas douteux que les prévenus nourrissent un mépris vaguement condescendant pour les trois magistrats qui les jugent, pour celui qui les accuse et même pour leurs avocats. Qu’est-ce donc, doivent-ils se demander en leur for intérieur, que tous ces gens qui se donnent un mal de chien à bien faire leur métier pour des clopinettes ?

Peut-être en va-t-il dans cette affaire comme de la prostitution en général, la justice se trompant de cible en ne s’en prenant pas au client ? Que les prévenus et leurs dames galantes profitent des misérables passions d’hommes d’affaires devrait sans doute nous déranger moins que de savoir qu’il y a des gens pour qui l’argent ne compte pas, argent facile dont on peut penser qu’il est tout sauf limpide.

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès

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