L’après-Moureaux n’est pas encore écrit

 » Bourg-maître  » de Molenbeek comme il aime s’appeler, Flupke Moustache n’usurpe pas son titre. Après vingt ans de mainmise sur sa tumultueuse commune, l’indéboulonnable septuagénaire peine à se trouver un successeur. Secrètement, il en est le premier ravi.

L’image est cruelle. Devant les micros qui se tendent et les caméras qui tournent, Philippe Moureaux s’affiche au côté d’Annemie Turtelboom. Le bourgmestre PS de Molenbeek a dû appeler à la rescousse la ministre Open VLD de l’Intérieur et sa police fédérale pour rétablir l’ordre. Quand on sait tout le mal que le maïeur socialiste peut penser et dire sur les libéraux et leurs penchants sécuritaires, on devine ce que ce geste doit lui coûter. Lui, le héraut de la prévention, brusquement associé à la politique de la répression… Nécessité fait loi : en ce mois de septembre, une partie de sa commune échappe au contrôle de sa police. Mauvaise passe pour  » Flupke Moustache  » et sa terre d’élection.

Moureaux et Molenbeek : l’histoire d’amour n’était pas inscrite dans les astres. Quoi de commun entre cette commune bruxelloise au profil ouvrier et au passé industriel, et cet intellectuel de haut vol, professeur d’université et brillant cabinettard qui réside dans les beaux quartiers d’Uccle ? Au début des années 1980, Philippe Moureaux, homme de l’appareil socialiste et nouveau ministre, est en quête d’un point de chute local. Molenbeek, bastion socialiste, est alors à la dérive. La fin de règne chaotique de l’inamovible bourgmestre Edmond Machtens, décédé en 1979, a précipité le PS local dans une guerre de succession qui mine sa toute-puissance. André Cools, le président du parti, envoie son protégé au casse-pipe avec mission de redresser la boutique. Trop tard pour éviter la débâcle électorale aux communales de 1982 et la relégation du PS dans l’opposition, après quarante ans de majorité absolue. Une gifle pour le nouvel homme fort du PS molenbeekois. Qui met à profit ce séisme pour s’incruster, imposer sa griffe et se débarrasser d’une vieille garde privée des petits privilèges liés à l’exercice ininterrompu du pouvoir.  » Moureaux a £uvré avec ce curieux mélange de brutalité et de très grande habileté qui fait de lui une synthèse de Talleyrand et de Bismarck « , confie un vieux de la vieille.  » Il en est sorti un noyau dur de « vrais de vrais », qui se sont battus à ses côtés « , témoigne le président du CPAS Christian Magerus, molenbeekois de souche et compagnon de route de Moureaux depuis trente ans. Scrutin communal de 1988 : la reconquête du pouvoir devient réalité, aux côtés des libéraux. Moureaux quitte la politique nationale en 1992 pour reprendre, à mi-législature, le fauteuil maïoral. Dix-huit ans plus tard, il l’occupe toujours. Farouchement. Amoureusement.

 » Je me sens molenbeekois jusque dans les tripes « , assure l’ancien  » parachuté « . Au point, dit-on, qu’il a fait de sa commune sa chose. La soumettant à ses quatre volontés. Régnant sur une cohorte de  » béni-oui-oui  » qui lui doivent tout : leur place, leur carrière. A moins que ce soit celle d’un de leurs proches. Ses opposants en politique ne cessent de l’affirmer.  » Je ne sais pas s’il faut une carte de parti pour travailler à Molenbeek, mais une carte de fidélité, certainement. Il sait placer ses pions dans les sphères d’influence. C’est quelqu’un qui aime les « Yesmen » « , dénonçait Françoise Schepmans, au temps où elle dirigeait l’opposition MR-VLD à Molenbeek. Aujourd’hui première échevine au côté du même Moureaux, Françoise Schepmans persiste et signe :  » Chez lui, la fin justifie les moyens, dans le respect de la légalité s’entend. En homme de pouvoir, il ne connaît que le rapport de force.  » La chef de file libérale à Molenbeek en a suffisamment bavé. Elle ne s’est jamais complètement remise de son brutal rejet dans l’opposition en 2000, au mépris d’un accord préélectoral signé entre le MR et le PS, mais que Moureaux va déchirer sans états d’âme pour se tourner vers Ecolo. Six ans plus tard, il largue les verts pour convoler à nouveau en justes noces avec un MR qui fait politiquement jeu égal avec son alliance PS-CDH. Un coup l’un, un coup l’autre. De la realpolitik pur jus. Moureaux n’a jamais réussi à redonner aux socialistes leur majorité absolue d’antan. Il excelle d’autant mieux dans l’art de tirer les ficelles. Et en tire une jouissance certaine. A 35 ans, Sarah Turine incarne une frêle opposition démocratique, réduite à trois jeunes conseillers communaux Ecolo qui sont contraints de voisiner avec trois élus de l’extrême droite. Ce petit bout de femme à poigne ferraille dur avec le dinosaure à l’épaisse carapace.  » Sans nous mépriser, Philippe Moureaux laisse peu de place au débat démocratique, comme si cela pouvait mettre à mal ses décisions du passé. Toute tentative de remise en cause se ponctue par sa parade favorite : « Vous faites le jeu de la droite !  » « 

L’homme a les moyens de sa politique. Nourrie par une impressionnante longévité politique, la mécanique Moureaux est bien huilée. Elle éjecte tout grain de sable qui s’aviserait de la freiner. D’ailleurs, ses rouages se garderaient bien de quitter les rails. Du haut de sa carrure d’indécrottable poids lourd du PS, Moureaux domine les siens de la tête et des épaules. Il dicte sa loi aux échevins de son camp.  » Tous à sa botte, ils ne sont rien sans lui « , assure un conseiller communal. Logique : il fait la pluie et le beau temps lors de la confection de sa liste électorale. C’est en silence que certains camarades souffrent de cet autoritarisme :  » Il verrouille tout, y compris le débat. Il fait peur, il le sait et il en joue. Ceux qui émettent la moindre critique par rapport à sa ligne de conduite s’exposent aux pires injures ou risquent la mort politique.  » Dans la bouche d’un proche de Moureaux, la version est tout autre :  » Il travaille en équipe, il sait écouter ses collaborateurs et déléguer « , s’insurge Christian Magerus. Un esprit chagrin se veut pourtant indulgent :  » Si Moureaux impressionne, c’est aussi parce que les gens sont lâches.  » Lâches comme on peut l’être face à un patron qui ne tolère guère la contradiction, encore moins la contestation. Mais qui ne laisse pas tomber les aigris, les déçus, les évincés. Ni les fidèles camarades plongés dans l’adversité : Merry Hermanus lui en sait gré. Condamné dans les affaires Inusop en 1996 et Dassault en 1998, l’actuel échevin de l’Instruction de Jette a eu tôt fait de trouver refuge, en 1999, à la tête du centre d’entreprises de Molenbeek. Et lorsqu’en 2002 la section PS de Molenbeek bombarde échevine une non-élue au scrutin plutôt qu’une conseillère communale d’origine maghrébine comptant pourtant trois fois plus de voix de préférence, une telle ascension fait jaser : l’heureuse promue, Paulette Piquard, n’est autre que la compagne de l’époque de Philippe Moureaux.

Molenbeek et Moureaux, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur, c’est une commune qui a tout lieu de se féliciter de l’entregent de son influent bourgmestre. L’homme n’a pas son pareil pour activer ses relais et frapper aux bonnes portes afin d’obtenir des subsides en tout genre pour la rénovation de sa commune. Quant au pire, il serait à venir, redoutent certains. Cette insolente domination serait mise au service d’une cause potentiellement dangereuse. A force de trop caresser dans le sens du poil l’importante communauté maghrébine de sa commune, Philippe Moureaux jouerait avec le feu. Il ferait trop les yeux doux au petit monde des mosquées, préférant se voiler la face devant un espace public de plus en plus sous l’emprise du religieux. Le quartier historique de Molenbeek et sa couleur  » orientale « , dixit Moureaux, en portent les traces : difficile de se faire encore servir de l’alcool dans les établissements.  » Que le centre de Molenbeek ressemble à Marrakech, pourquoi pas ? Le problème, c’est qu’il se transforme en Peshawar ( NDLR : bastion fondamentaliste à la frontière paskistano-afghane) « , assène Françoise Schepmans. Les Molenbeekois de la première heure n’en sont pas ravis.

 » Moureaux évolue vers un islamo-municipalisme. En tenant un discours qui ne cesse de présenter les citoyens arabo-musulmans comme des victimes, nécessairement gentils, il pratique un antiracisme à £illères « , dénonce le journaliste de sensibilité progressiste, Claude Demelenne. Moureaux intrigue. Surgit le soupçon de vouloir flatter un électorat en pleine croissance, pour mieux le capter. L’un de ses proches l’écarte :  » Lorsque Philippe Moureaux a mis en place sa politique, les étrangers n’avaient pas le droit de vote ! Il ne s’agit donc pas d’un calcul délibéré de sa part.  » Même s’il lui rapporte gros aujourd’hui. Aux communales de 2006, le bourgmestre sortant a rallié 7 851 suffrages sur son seul nom, devançant de plus de 2 000 voix sa rivale MR Françoise Schepmans. Les détracteurs de Moureaux, mais ils ne sont pas les seuls, s’interrogent sur ses mobiles. Evoquent un certain aveuglement.  » Lui, le parachuté, a été tellement meurtri d’avoir été snobé par les Molenbeekois de souche et d’avoir ainsi subi sa première défaite électorale, qu’il a décidé de se tourner vers la population immigrée « , décode un adversaire politique. D’autant que le marxiste qui sommeille en lui trouve dans cette catégorie d’habitants défavorisés les nouveaux damnés de la terre.  » Il les a opposés aux « petits Blancs », alors assimilés à des « riches ». « 

Une relecture de la lutte des classes que ne dément pas un proche de longue date de Moureaux :  » Il veut tendre à l’intégration de la population immigrée et il croit pouvoir y arriver en douceur. Il est convaincu que, s’il échoue, Bruxelles deviendra ingouvernable. C’est un choix très courageux mais très risqué. Car rénover les mentalités, c’est autre chose que de rénover l’urbanisme.  » A 70 ans, le bourgmestre de Molenbeek n’est pas près de clôturer ce travail de longue haleine. Qui donc pour reprendre un si lourd flambeau ? En homme de pouvoir, le maître n’a pas désigné de dauphin. Aucun des échevins d’origine maghrébine qu’il a adoubés, Mohammed Daif ou Jamal Ikazban, ne paraît avoir la surface pour faire l’unanimité, fût-elle fragile. C’est donc ailleurs que Moureaux a tenté de trouver son salut. En 2006, il espérait débaucher Laurette Onkelinx. Mais sa grande complice au PS lui a fait faux bond, préférant Schaerbeek. Marie Arena, un temps pressentie, s’est aussi dérobée pour s’en aller à Forest. Moureaux se retrouve seul en lice, faute de combattants dans son propre camp : cette perspective risque de le condamner à briguer un cinquième mandat maïoral en 2012. Quitte, à 73 ans, à renoncer à la retraite à laquelle il fait mine d’aspirer (voir son interview en page 28). Mais, en son for intérieur, l’idée de jouer à l’homme irremplaçable n’est pas pour lui déplaire. Sa moustache grise en frémit déjà. Pierre Havaux

Dossier réalisé par François Brabant, Thierry Denoël et Pierre HavauX

 » Un mélange de brutalité et de très grande habileté « 

Sa parade favorite à ses contradicteurs :  » Vous faites le jeu de la droite « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire