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L’analyse de trois experts

En contrepoint de ce témoignage, nous avons recueilli la réflexion de trois spécialistes. Précisons d’emblée qu’aucun d’eux ne fait partie de l’hôpital où est décédé le père de Sophie Derdelinckx.

Le Covid-19 a-t-il bousculé les choses, en privant les généralistes de la vraie vision des malades, devant faire des diagnostics par téléphone ? A-t-il écarté des patients des hôpitaux, négligeant les signaux d’alerte, jugés plus faibles que le risque de contamination, ce qui va entraîner une surmortalité supplémentaire ?  » Sans aucun doute. Mais la médecine est le reflet de la vie. C’est difficile, polymorphe, complexe. Et, bien entendu, on est confrontés à des choses injustes. Le ressenti peut aussi être très variable selon les individus « , souligne Yves Horsmans, directeur médical faisant fonction depuis le début de la crise du Covid aux cliniques universitaires Saint-Luc (UCLouvain).

Il faut se remettre en cause et questionner ce qui apparaît comme des dogmes. Tout le temps.

 » Nous avons accompagné des euthanasies durant deux mois. Y compris dans les parties de l’hôpital qui n’étaient pas Covid, les patients étaient privés de visite et sont donc partis sans contact physique. On a tout fait pour réduire cet impact, utilisé des tablettes, créé une chaîne de télé. Mais on sait que la souffrance est là. Le Covid a donc incontestablement impacté la manière dont les patients sont décédés et dont les proches ont pu appréhender leur deuil. Il aurait été trop dangereux de permettre à toute la famille d’entrer dans l’hôpital « , détaille la professeure Nicole Barthelemy, médecin coordinatrice de l’Equipe mobile de soins continus et palliatifs du CHU de Liège (ULiège). Elle a traité pendant près de trente ans des cancers du poumon.  » Qu’un urgentiste annonce entre deux portes la mort inéluctable d’un proche et qu’aucun acharnement ne sera pratiqué peut sembler inapproprié. Mais quel est le contexte ? Etait-il seul ? Sortait-il d’une garde difficile ? Cela n’excuse pas le geste mais peut l’expliquer, alors que début avril, on prend la vague de face et que personne n’écrit plus l’avenir.  »

Une chose manque pourtant terriblement.  » Entre le 9 et le 16 avril, le patient est rentré

chez lui, il va mal. Que fait le médecin traitant ? Pourquoi l’hôpital ne prend-il pas de nouvelles ? Les dates sont révélatrices : on est près du climax de l’épidémie, on redoute alors de devoir choisir bientôt, entre malades, celui qui bénéficiera d’un lit avec respirateur. Certaines choses ont pu alors passer sous le radar. Ce qui ne veut pas dire qu’on doit se résigner. On devra découvrir comment garder la tête froide dans ces circonstances. Suivant William Shake- speare, « le sage ne s’afflige jamais des maux présents, mais emploie le présent pour en prévenir d’autres ».  »

Et pour cela, il faudra peut-être parler… de la mort. Un tabou.  » Quand on entre à l’hôpital pour une maladie grave, il faut qu’un dialogue s’instaure. Quelle est votre conception de fin de vie ? Qu’acceptez-vous en matière de souffrance, de perte d’autonomie, de déchéance ? Avec quel pourcentage de chance de survivre ? On a la chance d’avoir une loi belge qui permet de préciser, longtemps à l’avance, quelles seront nos directives anticipées, il faut l’utiliser. J’ai retiré mon masque pour chacune des euthanasies. Parce que l’empathie, cela se lit sur tout le visage. Et que je ne voulais pas qu’ils voient les yeux cernés, les journées à rallonge, l’épuisement.  »

Et pour ceux qui restent ?  » Dans les deuils dits pathologiques, qui se passent mal, par exemple quand le corps n’est pas retrouvé, le processus du deuil peut être entravé. La mise à mal de ces rites, pour raison de crise pandémique, peut donc amener certains à ne pas être reconnus dans leur processus de souffrance. Et à manifester des symptômes de détresse, voire d’abandon « , éclaire le docteur Gérald Deschietere, responsable de l’unité de crise des urgences psychiatriques aux cliniques universitaires Saint-Luc. Ici, l’image même du corps est volée.  » C’est choquant parce qu’il y a aurait sans doute eu des possibilités de solutions techniques pour que le visage puisse être montré une dernière fois. Cela soulève la question éthique de ce qui est humainement souhaitable ? Fallait-il faire primer les risques de contagion, par ailleurs minimes, ou fallait-il entendre le souhait de voir le corps du proche disparu ? La question est anthropologique : se remettre en question est le propre de l’être humain. Quand on bascule, à cause d’une crise sanitaire, dans l’application de règles qui ne peuvent même plus être questionnées pour trouver une pratique plus humaine et plus singulière, on risque de perdre l’humanité et la singularité propre à l’espèce humaine. La peur institue une incapacité de penser qui est délétère, elle ne permet pas de se recontextualiser les enjeux, existentiels, psychiques et sociaux. Il faut se remettre en cause et questionner ce qui apparaît comme des dogmes. Tout le temps.  »

Comment aider les proches ?  » Si la souffrance est telle, il faut trouver une écoute attentive, rassurer cette dame sur le fait qu’elle a accompli tout ce qui était possible pour que son père soit le mieux pris en charge possible. Aux soignants, il faut dire que la situation de pandémie ne les dispense pas de continuer à penser les situations, que du contraire, et cela précisément dans un contexte de surcharge émotionnelle au décours d’un travail clinique intense. On se retrouve près de la tragédie d’Antigone (NDLR : dans une tragédie de Sophocle, Antigone s’oppose jusqu’à la mort à Créon qui avait interdit d’ensevelir son frère Polynice pour des raisons politiques). On pouvait faire exception sans prendre un risque outrageant. Il faudra prendre du temps pour bâtir d’autres manières de redonner de l’humanité à ces contextes, crise ou pas crise « .

 » Nous, médecins, sommes de très mauvais pronostiqueurs  »

Pour le professeur Yves Horsmans (cliniques universitaires Saint-Luc),  » il est vrai que certains cancers du poumon sont si fulgurants qu’ils peuvent emporter quelqu’un en quelques semaines. Et il est possible qu’en étant obsédé par le risque de Covid-19, une équipe ait « raté » le bon diagnostic. Des soins appropriés une semaine plus tôt n’auraient hélas rien changé au devenir de ce patient. Cette maladie qui se déclare, c’est un impondérable, c’est comme un accident de voiture qui tue un proche. On voudrait que cela ne soit pas arrivé, mais cela s’impose à nous.  » En première ligne du combat contre le virus, le praticien veut désacraliser ce que font les médecins.  » Ils formulent des hypothèses, tentent des solutions, évaluent les résultats. Ne leur demandez pas d’être omniscients et omnipotents, ils ne le sont pas.  » Et de citer une étude faite à Harvard, dans le temple des temples de la médecine, où le verdict du médecin s’est vu invalidé par le verdict de l’autopsie dans un cas sur trois.  » Nous sommes de très mauvais pronostiqueurs.  » Les médecins de cinéma disent aux patients combien de semaines il leur reste à vivre. Dans la réalité, cela n’arrive jamais.  » Regardez le Covid. Cela émerge et personne n’y comprend rien. On progresse par essais et erreurs. Cela ne veut pas dire qu’il y a faute. Le seul médecin qui commet une faute, c’est celui qui vous dit qu’il faut prendre tel médicament pour vous protéger du Covid, parce que personne ne le sait à l’heure actuelle.  »

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