» L’Afrique doit être unie par la danse « 

A l’Ecole des Sables de la chorégraphe Germaine Acogny, à 50 kilomètres de Dakar, on répète sous un grand auvent clair : le sol est celui du lieu sur lequel les danseurs bougent pieds nus. Ou filent sur la plage proche pour dire des choses à la mer. A 66 ans, l’artiste sénégalaise vient présenter son solo dansé au Bozar : l’histoire d’un métissage qui défend l’honneur d’une Afrique à tête chercheuse et d’un corps qui intègre le vieillissement dans une grâce sans fin. Née au Bénin, Acogny a grandi en France et au Sénégal au fil des déambulations de son père, l’un des premiers Africains à décrocher l’ENA. En 1977, cette femme remarquable rencontre l’homme pivot de la danse européenne, Maurice Béjart. Soutenus par le président Senghor, les deux entrepreneurs culturels ouvrent le chapitre de Mudra à Dakar. L’expérience durera suffisamment pour confirmer la volonté d’utiliser la danse comme ciment social et culturel.

Le Vif/L’Express : La première chose qui impressionne en vous rencontrant, c’est que vous paraissez un peu hors âge. Quand on vous voit en scène, cela tend à confirmer que la danse, en tout cas africaine, conserve étonnamment. Comment appréhendez-vous de vieillir en dansant ?

> Germaine Acogny : Avec l’âge, on dose mieux les efforts et on deale avec soi-même, c’est l’avantage de vieillir… [sourire]. J’ai des périodes où je bois et je fume [NDLR, la pipe], puis des moments où je me discipline, j’ai aussi besoin de cela… J’ai longtemps dansé avec force, je mets désormais moins d’énergie mais plus de concentration et de conscience dans mon corps. Je n’ai plus rien à prouver à moi-même et surtout pas aux autres, j’ai toujours le trac mais j’écoute beaucoup plus mon corps qu’auparavant.

Comment se passe votre rencontre avec Maurice Béjart ?

> On est en 1968, j’ai deux enfants, Patrick et Ghislaine, et je divorce. J’ouvre une école de danse à Dakar où je donne des cours à des bourgeoises sénégalaises et libanaises, essayant de mettre ensemble les danses traditionnelles et occidentales… Dans les années 1970, c’est là que Roger Garaudy (1) vient me voir : il en parle au président Senghor qui, curieux, se confie à Maurice Béjart. Je vais à Mudra, à Bruxelles, en 1975 et y donne mon tout premier cours à des professionnels occidentaux. Maurice trouve le travail très intéressant et, deux ans plus tard, choisit le Sénégal pour un embryon d’école de modern-dance. Il me nomme directrice de l’école qui fermera, faute d’argent, en 1982.

Vous avez la soixantaine ; à cet âge, la retraite a déjà sonné depuis longtemps pour les danseuses classiques, pourquoi ?

> Les danseurs classiques ont des problèmes de pieds, de reins, de bassin. La danse africaine ne déforme pas le corps et, bien évidemment, je ne prends pas de substance pour améliorer mes performances [sourire]. Quand j’étais plus jeune, je m’entraînais moins : quand je suis au Sénégal, je répète chaque jour une heure et demie à deux heures sur mon solo. Je peux même faire deux spectacles à la suite le même jour en profitant de l’euphorie dégagée par la première représentation.

On sent votre orgueil !

> J’aime l’idée de pousser le corps à la limite, c’est une disposition d’esprit…

Quelle est votre histoire familiale ?

> J’ai l’instinct béninois et les gestes du Sénégal [sourire]. Je suis née au Bénin mais mon père a fait des études à l’Ecole normale William Ponty au Sénégal. Ma famille est d’origine très modeste, ma grand-mère était prêtresse yoruba, et mon père allait vendre du pétrole puis se mettait sous le lampadaire pour étudier ses leçons. Du côté de ma mère, également béninoise, j’avais un grand-père notable. Mon père a été affecté au Sénégal où il est devenu administrateur des colonies, il a également été l’un des premiers énarques originaires d’Afrique.

Vous commencez par étudier chez les bonnes s£urs…

> Je fais mes études à l’école de Gorée, puis chez les s£urs à la Médina, l’une des communes de Dakar. Avec mes jeunes camarades, on danse et on chante africain : je remarque que les autres petites filles viennent vers moi pour apprendre. Chaque fois qu’il y a des sabars [NDLR : danses traditionnelles], je m’y glisse et suis déjà attirée par cette sensation de la danse, du mouvement. Chez les Yoruba, avant de commencer toute cérémonie, il faut d’abord calmer Legba, le dieu du Sexe et de la Frénésie, représenté par un homme doté d’une grosse verge de bois. A cette divinité protectrice de la maison, de la ville, du pays, on offre un coq symbole de la puissance de l’homme chargé de la procréation. Ce genre de récit fait impression… Par après, au lycée Kennedy de Dakar, je suis déjà très douée en sports. Mon père est désespéré parce que je suis turbulente : je ne veux pas être prof d’anglais mais prof de gym.

Vous découvrez la France au début des années 1960 alors que la société, c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas encore métissée. Quelles sont vos impressions premières ?

> J’ai 9 ans quand je débarque pour la première fois en France pour les vacances, il n’y a presque pas d’Africains. Par après, on s’installe à Boulogne, dans les Hauts-de-Seine, pas loin d’Antony où mon père poursuit ses études. Je me souviens qu’au début des années 1960 j’ai 16 ans et je suis responsable, chef de classe et de table. Je me raconte à moi-même et aux autres des contes et des histoires. En 1963, je suis la seule Africaine à l’école de sports Simon Siegel. Quelques années plus tard, l’un de mes professeurs, Marguerite Lamotte, me dira qu’elle ne s’était jamais aperçue que j’étais noire… L’époque est moins lourde et c’est l’échange avec l’autre culture qui m’a permis de me trouver. Y compris en pratiquant la danse classique où mes grands pieds me renvoient à ma propre identité [sourire].

Intégration, identité, métissage : ces thèmes (sur)chauffent aujourd’hui la société française, occidentale. Quel regard portez-vous sur le dernier demi-siècle ?

> Aux Etats-Unis, les Noirs sont intégrés dans les habitudes sociales, plus qu’en Europe et je ne parle pas spécialement de la France. Il faut que l’Europe s’habitue au fait que nous faisons partie du paysage : après tout, vous vous êtes bien approprié ce qu’il y a dans nos sous-sols, donc il n’y a pas de raison que l’on ne vienne pas se servir ici… Je ne veux blâmer personne : chacun est responsable de son destin et nous sommes liés.

Dans vos spectacles, vous évoquez immanquablement la force de la nature, pourquoi cette réaffirmation du lien ?

> Je dis qu’en Afrique nous sommes restés près de la nature et près des rythmes : le rythme et la danse sont culturels, pas innés. Si vous voyez la complexité de la danse, elle s’apprend. Même les petits regardent les adultes danser : y compris dans le ventre de leur mère, ils restent à proximité du rythme. En Afrique, on regarde et on imite, la danse est une éducation sociale, un ensemble de codes – de l’initiation, de la circoncision – où tout le monde n’a pas le même savoir. Dans la tradition, nos danses avaient un contact direct avec l’environnement et le cosmos, les danses viennent des animaux, des plantes et des transformations de l’environnement. En Afrique, les vieux dansaient merveilleusement bien, les vieux ne dansent plus. L’urbanisation de l’Afrique, les routes bitumées changent cette perspective, font disparaître la danse de la forêt sacrée : une autre identité naît avec le hip-hop importé de la culture nord-américaine. Il faut une identité africaine même si elle se doit d’être universelle : on voudrait accompagner cette mutation. A l’Ecole des Sables que je dirige avec mon mari Helmut Vogt depuis 1998, on prend les danseurs de toute l’Afrique, sur audition en jaugeant leurs CV scolaire et artistique.

En Afrique, la culture est très peu soutenue par les pouvoirs publics : comment vit votre école ?

> Je dois d’abord parler de ma rencontre avec Helmut : il découvre mon livre La Danse africaine à la Foire de Francfort en 1980 et m’écrit en disant qu’il veut faire connaître les danses africaines en Allemagne. On se rencontre à Aix où se tient un grand stage avec les deux Mudra et je le trouve à mon goût [sourire]. Sans lui, je n’aurais pas pu faire l’Ecole des Sables qui vit sur les subventions extérieures : j’ai vendu un appartement dans le Marais [à Paris] pour financer les premières constructions, Helmut a également mis de son propre argent, des associations américaines nous ont aidés, tout comme la Commission européenne qui, via le Sénégal, le Mali et le Bénin, nous a permis de finaliser le projet. Dans notre histoire comme dans celle de notre école, Helmut et moi respectons la culture de l’autre : ensemble, on peut faire de très belles choses.

Depuis 2003, l’école est ouverte aux Occidentaux : dans le même esprit d’échanges égalitaires ?

> Je demande d’échanger les savoirs, et à chaque continent, d’amener la spécificité de sa culture. Paradoxalement, cela permet de se retrouver : j’ai travaillé avec des danseurs de butho et, dans les positions comme dans les principes fondamentaux, j’ai trouvé des similitudes entre nous. Je m’étonne toujours que l’Occident multiplie les spécialistes de l’Afrique : on voit rarement des Africains disserter sur Louis XVI ! Comme si c’était là une transgression. Pourtant, c’est précisément ce qui nous guide : j’ai décidé de prendre la parole et de dire aux Africains : c’est aussi à vous de faire changer le regard que l’on porte sur vous ! Quand Youssou N’Dour m’a présenté Peter Gabriel dans les années 1980, je me suis retrouvée à chorégraphier le clip de Red Rain et à passer sur MTV : c’était un bon exemple de croisement…

La danse africaine est extraordinairement sensuelle tout en évitant d’être dévêtue : pourquoi ?

> En Afrique, on voit les seins nus des femmes mais dans un environnement précis : ce n’est pas un show public. Les ballets nationaux des années 1960 qui montraient un tel spectacle sortaient du contexte socioculturel. Je dis à mes étudiants que si une scène nécessite la nudité, on peut l’accepter, mais pas pour imiter les Européens. Un jeune Tchadien a imaginé une mise en scène de femmes dans la forêt sacrée, les seins nus. J’ai trouvé cela très beau. A l’Ecole des Sables, nous vivons dans un village de pêcheurs où s’appliquent les trois vertus sénégalaises : la pudeur, la patience et la fierté. La danse est séduction, sensualité et élégance.

Le spectacle présenté à Bruxelles, Songook Yaakaar, signifie en wolof,  » affronter l’espoir « , expliquez-nous cela !

> Je cosigne la mise en scène et la chorégraphie avec Pierre Doussaint, un Français qui a bourlingué en Afrique et pris la route pour connaître les fondamentaux de la danse africaine. Dans ce spectacle, je danse mes Afriques et mes Europes, je danse en plaisanterie, une forme de taquinage entre ethnies pratiquée en Afrique de l’Ouest… Affronter l’espoir signifie qu’il ne faut pas se désespérer : des générations ont été sacrifiées mais les jeunes qui arrivent vont nous sortir de là. Je ne veux pas faire de l’afro-pessimisme : l’Europe a mis plusieurs siècles à sortir du tunnel, la jeunesse va à l’école et l’avenir est en Afrique, contrairement à ce qu’on pense…

Songook Yaakaar, solo de Germaine Acogny, le 22 septembre à 20 h 30 au palais des Beaux-Arts de Bruxelles, www.bozar.be

(1) A l’époque, ce philosophe français (1913) est encore un communiste orthodoxe. Il est expulsé du PCF en 1970. Ultérieurement, converti à l’islam, Garaudy prendra des positions négationnistes qui lui vaudront d’être condamné en 1998.

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE CORNET

 » Je demande d’échanger les savoirs, et à chaque continent d’amener la spécificité de sa culture « 

 » L’avenir est en Afrique, contrairementà ce qu’on pense… « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire