Dora Maar dans son atelier, rue de Savoie (1944), par Brassaï.

L’adresse à Dora Maar

A partir de l’agenda de Dora Maar, déniché par hasard, Brigitte Benkemoun mène une véritable enquête de voisinage sur la muse de Picasso. Pétillant.

Elle est sur un petit nuage, Brigitte Benkemoun. Voilà trois ans que les astres lui sourient.  » Une conjonction unique dans la vie d’un journaliste « , reconnaît l’auteure de Je suis le carnet de Dora Maar, originale et passionnante enquête de proximité autour de celle qui fut la Femme qui pleure de Pablo Picasso. La première chance de Brigitte Benkemoun est d’avoir un mari distrait. En juin 2016, il perd son agenda Hermès, acquiert son petit frère (même cuir, etc.) sur eBay, pour 70 euros. Surprise : un petit répertoire téléphonique est resté glissé dans ce carnet datant de 1951. Breton, Brassaï, Chagall, Cocteau, Eluard, Lacan, Leiris, Staël… la liste des inscrits, à l’encre marron, est édifiante, comme un annuaire du surréalisme et de l’art moderne. Un trésor à faire pâlir de jalousie Patrick Modiano ! A qui cet agenda pouvait-il bien appartenir ? Dès lors, Brigitte prend la main.

Il n’était pas question de faire une biographie, mais de raconter les connexions entre Dora et tous ces artistes.

Un peu désoeuvrée, alors qu’elle vient de publier Albert le Magnifique, récit de l’étonnant destin de son arrière-grand-oncle, de l’Algérie à Auschwitz, elle fonce. Retrouve le vendeur du carnet, une brocanteuse de Cazillac (dans le sud-ouest de la France), qui l’a acquis aux enchères à Sarlat, en 2013. Impossible d’en savoir plus. Elle s’obstine, se procure sur Internet un gros Bottin parisien de 1952, recoupe adresses et numéros de téléphone (LIT 3001, NOR 2640…), en déduit qu’il doit s’agir d’une femme, proche des surréalistes, peintre (il y a l’adresse d’un entoileur), qui a dû s’allonger chez Lacan, l' » arbitre suprême des cas désespérés « .  » Et puis je prends une loupe, et je vois qu’il n’est pas écrit « Achille de Ménerbes », comme je le croyais, mais « architecte Ménerbes », nom d’un village du Luberon. Deux peintres y ont vécu, Nicolas de Staël et Dora Maar. C’est évident, c’est elle : elle coche toutes les cases !  »

Dans la foulée, Brigitte Benkemoun lit tous les papiers sur celle qui fut la muse et la maîtresse en titre de Picasso de 1935 à 1945, notamment ceux qui ont paru au moment de sa mort, en 1997, à l’âge de 89 ans. Elle découvre aussi un texte, datant de 2013, de Marcel Fleiss, intitulé  » Dora Maar : de Guernica à Mein Kampf « , où il raconte comment il a été son dernier galeriste. C’est sa seconde chance, la rencontre décisive ! Le grand collectionneur, qui organisa donc, en 1990, l’exposition d’une douzaine de toiles de Dora Maar, authentifie son écriture. Et lui ouvre son propre carnet d’adresses. Néophyte, la journaliste dévore tout, bios, correspondances, archives. Et rencontre Aube, la fille de Breton et de Jacqueline Lamba, la nièce d’André Marchand, Anne de Staël, Paule du Bouchet, Claude Picasso, le fils de Pablo Picasso et Françoise Gilot, le réalisateur Etienne Périer, seul  » survivant  » du répertoire, et les ayants droit de Dora Maar… tous curieux, entre autres, de découvrir le fameux agenda.

Je suis le carnet de Dora Maar, par Brigitte Benkemoun, Stock, 336 p.
Je suis le carnet de Dora Maar, par Brigitte Benkemoun, Stock, 336 p.

Le livre prend forme, découpé nom après nom.  » Il n’était pas question de faire une biographie, explique l’auteure, mais de comprendre et de raconter les connexions entre Dora et tous ces artistes de l’époque.  » Par qui commencer ? Finalement, ce sera avec André Breton, le maître du mouvement surréaliste, qui s’intéresse dès 1933 aux clichés et aux collages de cette jolie brune élégante, alors maîtresse de Georges Bataille. Et qui, en 1934, tombe sous le charme de Jacqueline Lamba, ancienne condisciple de Dora aux Arts décoratifs. En 1936, aux Deux-Magots, c’est une autre histoire, fusionnelle, et bientôt sadomasochiste, qui débute entre le dieu Picasso et la photographe peintre, née Henriette Dora Markovitch.

Par le biais de chemins de traverse, entrée après entrée, on suit la folle destinée de Dora, de la flamboyance à la brisure, en passant par Guernica, la répudiation, l’hôpital, Lacan et la bigoterie. Les scènes d’anthologie se succèdent : la mort de la mère, au cours de l’une de leurs conversations au téléphone ; une fumeuse séance de spiritisme avec Simone de Beauvoir ; la prise de bec entre Picasso et André Marchand, à Arles ; les rencontres avec Claude Picasso… Des personnalités se détachent : Louis Chavance, le premier amant de Dora et scénariste du Corbeau de Clouzot, André-Louis Dubois, l’anti-Papon, le préfet révoqué par Vichy qui fera interdire les Klaxon dans la capitale.  » J’avais l’impression d’être dans Minuit à Paris, de Woody Allen, confie la journaliste, j’étais habitée par le carnet, j’étais avec Dora, Eluard, Marie-Laure de Noailles, Leiris…  » Tout comme nous. L’illusion est parfaite…

Pablo Picasso (1936), par Dora Maar.
Pablo Picasso (1936), par Dora Maar.© The museum of fine arts, Houston

Dora à Beaubourg

La rétrospective consacrée à Dora Maar au Centre Pompidou, à Paris, est une première. Jamais l’artiste n’avait été présentée sous toutes ses facettes, bien au-delà de son statut d’amante de Picasso. C’est un parcours aéré, riche de 400 oeuvres et documents, des années d’apprentissage de Mlle Markovitch – qui n’est pas encore Dora Maar – au  » comité des dames  » de l’Ecole des arts appliqués de Paris, jusqu’à l’expérience abstraite, longtemps restée secrète, des photogrammes, dans sa retraite solitaire de Ménerbes, à la fin des années 1980. Entre-temps, la photographe de mode des années 1930, remarquée pour son travail sur la lumière autant que pour sa personnalité, braque aussi son objectif sur les scènes de rue ou s’adonne à des compositions surréalistes, avant de renouer avec le pinceau au côté du célébrissime Pablo. Une section est dédiée aux travaux de Dora au cours de cette décennie amoureuse. De grands diaporamas permettent d’explorer le fonds des 1 900 négatifs de l’artiste détenus par le musée d’Art moderne. Une manne aussi passionnante que cette rétrospective, organisée conjointement avec la Tate Modern et le J. Paul Getty Museum.

Dora Maar : au centre Pompidou, à Paris, jusqu’au 29 juillet.

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