Plus de 400 000 visiteurs en quatorze mois : un essai parfaitement transformé. © VEERLE VERCAUTEREN

Kanal dans le rétro

Après quatorze mois d’une phase dite de préfiguration, l’ancien garage Citroën s’apprête à couper (provisoirement) le moteur. Accélérateur, freins, direction… : le moment s’avère idéal pour un bilan.

Kanal revient de loin. On le mesure à la faveur d’un petit retour en arrière. La situation initiale telle que la presse s’en était fait l’écho ? On pourrait la résumer en ces termes :  » Un projet mené par un incompétent ayant pris la forme d’un partenariat dénigrant pour Bruxelles… dans la mesure où ce serait Paris, via le Centre Pompidou, qui en élaborerait seul le contenu.  » L’accueil fut pour le moins rugueux.

C’était avant une programmation acclamée qui a totalement changé la donne. Car entre-temps, 34 expositions (mises sur pied entre autres en collaboration avec le Centre Pompidou et le Civa), 60 performances et une multitude de synergies avec des acteurs comme le Kunstenfestivaldesarts, le Kaaitheater, La Cambre… ont mis le feu aux poudres. Symptomatique de cette évolution, il n’est pas anodin de constater la transformation en cours de route de la mission de la cheville ouvrière du projet, Yves Goldstein. Au départ, l’homme devait mener à bien, le plus rapidement possible, la mue du bâtiment ainsi que nouer un accord favorable, avec le Centre Pompidou, qui mettrait une partie de ses 125 000 oeuvres à disposition. A ce train-là, Bruxelles aurait enfin le musée d’art contemporain faisant défaut à une ville située au coeur de l’Europe.

Un endroit effervescent bien plus qu’un musée coincé entre sa collection et ses expositions temporaires.

Très vite, cette vision de la culture pour le moins réduite a perdu de son acuité. Face aux potentialités de ce patrimoine architectural et à la réactivité du public, une double évidence s’est imposée : concevoir un lieu vivant, à l’opposé d’une institution figée, et permettre à tout un chacun de se l’approprier sans tarder. Conséquence immédiate, une véritable chasse aux temps morts a été entreprise. Du coup, il n’a plus été question de friche entre le moment où les lieux ont été désertés par la marque automobile française (novembre 2017) et le début du chantier (fin 2019-début 2020).

Bonnes ondes

Pour ce faire, une phase de préfiguration avant travaux, nommée Kanal Brut (initiée le 5 mai 2018, elle prendra fin ce 30 juin), a été imaginée. Ce processus, marqué par des essais et des erreurs, a été plus que salutaire pour ériger les contours du géant de béton dessiné dans les années 1930 par André Citroën. Yves Goldstein explique :  » La situation de départ était incroyablement plombée. Kanal Brut a renversé tout cela. L’ouverture a suscité des ondes positives avec des conséquences favorables, je pense notamment à la signature du contrat de gestion entre la Fondation Kanal et le gouvernement bruxellois. Cet accord planifie les capacités budgétaires pour la réalisation de la transformation mais également, alors que ce n’était pas au programme, la poursuite des expérimentations en 2020, en 2021 et en 2022. Pendant le chantier, le coeur de Kanal va continuer à battre.  »

Lingering Nous, Haegue Yang, 2016.
Lingering Nous, Haegue Yang, 2016.© VEERLE VERCAUTEREN

Les ondes positives évoquées par le chargé de mission sont multiples. La première, majeure et incontestable, émane du public qui s’est pressé en nombre depuis l’ouverture. Plus de 400 000 personnes en quatorze mois, 343 jours pour être précis, relève du signal fort. A titre de comparaison, les chiffres de fréquentation des Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles, champion en la matière, tournent autour des 500-600 000 visiteurs, là où Bozar fait valoir entre 150 000 et 250 000 entrées (statistiques 2017 publiées par l’IBSA (1)). Yves Goldstein de préciser :  » Si le nombre de visites est au-delà de nos espérances, il faut mentionner que nous n’atteignons pas pour autant nos objectifs de billetterie ( NDLR : soit les entrées payantes). Cela dit, vu que d’autres recettes ont dépassé nos attentes, notamment les privatisations et le mécénat, nous terminons en équilibre.  »

Ce succès populaire – dont il faut pointer la couleur locale, 250 000 Bruxellois sont venus sur place, un peu moins d’un habitant sur quatre – a une conséquence immédiate : outre le démenti qu’il offre d’un propos déconnecté élaboré depuis Paris, il renforce le positionnement d’un lieu culturel qui, avant d’être les deux musées promis aux habitants de la capitale, c’est-à-dire d’architecture et d’art contemporain, est désormais envisagé comme une véritable  » ville dans la ville « .  » Un endroit effervescent où l’on vient et on revient… bien plus donc qu’un musée coincé entre sa collection et ses expositions temporaires « , commente Yves Goldstein.

Cette révélation, additionnée à la volonté de préserver l’aspect industriel du lieu, a été digérée en temps réel par les architectes du projet qui ont déjà modifié leurs plans initiaux pour tenir compte du caractère d’espace public à part entière du projet. Il y a donc un mouvement de  » désacralisation  » à l’oeuvre à Kanal, une volonté de rendre le lieu accessible. Sur cette thématique, le responsable la joue modeste :  » L’objectif est d’aller plus loin en amenant un public proche qui n’a pas l’habitude de pousser la porte des musées. C’est d’ailleurs toute la difficulté, le grand écart à réaliser : faire venir ici le monde et faire vivre le quartier. Nous voulons à la fois attirer un public international en quête d’excellence et, dans le même temps, ouvrir nos portes aux gens d’ici, surtout ceux qui pensent que la culture n’est pas pour eux. Je suis très confiant sur le premier volet mais je ne cache pas que le second sera un véritable défi… J’y tiens plus que tout et le répète car c’est le coeur de cette initiative. Jusqu’ici, j’avoue que nous ne l’avons que très partiellement réussi, c’est du corps-à-corps. Cela, j’ai pu le mesurer avec les associations de Molenbeek et de Laeken avec lesquelles nous travaillons. Oui, nous arrivons à faire venir ces gens en groupe mais, non, ils ne poussent pas la porte quand ils sont seuls. C’est ce changement de mentalité que je vise.  »

Six Boxes, John Wood et Paul Harrison, 1997.
Six Boxes, John Wood et Paul Harrison, 1997.© VEERLE VERCAUTEREN

Echelle inédite

La deuxième  » onde positive  » identifiée émane de l’espace en tant que tel. Nombreux sont les artistes invités qui en ont libéré le champ des possibles. On pense à  » La vita nuova « , la performance-installation imaginée in situ par Roméo Castellucci. Celle-ci a imposé aux yeux de tous une configuration unique en Europe, celle de l’ancien car wash. A la faveur de ce temps fort enviée par tous les directeurs et directrices de théâtre, du moins ceux et celles qui sont attentifs à des spectacles se sentant à l’étroit dans les limites d’une scène classique, Kanal s’est imposé comme une plateforme d’un nouveau genre. De manière plus large, Yves Goldstein constate que les dimensions du projet Kanal  » hissent les propositions culturelles à une échelle inédite, c’est nécessaire pour la création européenne mais également crucial pour la scène bruxelloise à qui un levier de ce type manquait jusqu’ici cruellement.  » Ce n’est pas un hasard si en un peu plus d’un an, quelque 3000 oeuvres ont été présentées au public… Cette arithmétique culturelle est à proprement parler vertigineuse pour une ville à laquelle on a souvent reproché son apathie.

Dans le même temps, Kanal a aussi joué un rôle d’accélérateur de particules de… talent. L’artiste bruxelloise Ariane Loze en témoigne, elle qui en a bénéficié. Elle explique :  » Non seulement, j’ai pu entrer dans la collection mais, en plus, j’ai bénéficié d’une exposition de quatorze mois. Après, des gens me reconnaissaient dans le train, ce qui n’est jamais arrivé auparavant, même si je me mets toujours en scène dans mes films. Je pense que cette expérience n’est pas pour rien dans le fait qu’un galeriste, Michel Rein, choisisse de défendre mon travail ou que la curatrice Britta Peters m’ait proposé de participer à l’édition 2019 de Urbane Künst Ruhr.  »

Le troisième écho favorable, Kanal le doit à la qualité de la curation opérée par le Centre Pompidou. Celle-ci a fait l’unanimité en raison d’un calibrage à la pertinence totale entre l’espace et les oeuvres choisies, l’ancienne fonctionnalité du garage a été épousée au plus près de sa réalité. Bernard Blistène, directeur du Musée national d’art moderne, ne cache pas sa totale satisfaction :  » Ce partenariat avec Kanal est idéal, je n’ai jamais été aussi heureux de sauter dans le Thalys. Il a permis au Centre Pompidou de se repenser mais, surtout, il nous offre l’occasion d’atteindre une dimension « cosmopolitique », c’est-à-dire d’un cosmopolitisme envisagé comme un enjeu politique fondamental.  »

Yves Goldstein, cheville ouvrière du projet :
Yves Goldstein, cheville ouvrière du projet :  » Le coeur de Kanal va continuer à battre. « © SAU-MSI BRUSSELS

Un ciel bleu sans nuage ? Nuances. A l’image de l’avis de Sophie Lauwers (Bozar) qui résume la prudence du Landerneau artistique bruxellois :  » Bruxelles a certes besoin de Kanal, qui est un projet génial, mais il ne faut pas négliger les institutions culturelles qui existent par ailleurs, les autorités publiques doivent favoriser l’ensemble de la scène artistique.  » Sur la question de l’urbanisme, une association indépendante comme Inter-Environnement Bruxelles, qui fédère 80 comités de quartier, se montre circonspecte :  » Une enquête publique est ouverte dont il faut attendre les résultats. A ce stade-ci, il y a des irrégularités… On peut néanmoins constater que Kanal bénéficie de passe-droits. On sent bien que c’est un projet imposé d’en haut et qu’aucun particulier ne bénéficierait d’une telle marge de manoeuvre. Il nous semble que Bruxelles s’est engagée dans la voie d’une concurrence touristique entre les grandes capitales. Cela mobilise énormément d’argent public alors que la question du logement n’est pas solutionnée. Du côté de la zone du canal, la population est prise en otage entre les promoteurs immobiliers qui s’en mettent plein les poches et un tel projet dont on peut se demander si le parti pris de multiplications d’événements festifs ne va pas entamer la qualité de vie du voisinage. Il y a déjà des plaintes en ce sens.  » A la croisée de forces antagonistes, on le voit, le projet Kanal est loin d’être au bout de ses peines.

(1) Mini-Bru 2019, Institut Bruxellois de statistique et d’analyse (IBSA).

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